Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Pourquoi l'Algérie régresse-t-elle ?

par Kamal Guerroua

« Il faut penser en homme d'action et agir en homme de pensée» Henri Bergson  (1859-1941), philosophe français

Pourquoi l'Algérie régresse-t-elle?

A-t-on osé un jour poser cette question? On n'en sait pas trop. L'essentiel, c'est un peu aventureux d'esquisser un article par une interrogation pareille dans une circonstance pareille. Mais il s'avère à la fois angoissant et amusant d'essayer d'y apporter réponse. Le simple citoyen est curieux de savoir la raison de cette débandade nationale au moment où le printemps arabe change les données du temps et de l'espace en dévissant les totems des oligarques «gérontocrates» et autocrates avec une extrême frénésie et un enthousiasme débordant. Il semble que les temps ont changé et les Arabes avec. L'Algérie, quant à elle, est dans l'embarras du choix, le potentiel démocratique dont elle dispose la classe, sans conteste, parmi les grandes nations novatrices dans l'espace arabo-musulman qui ont étrenné les parures de la liberté. Les exemples en sont à foison. Nul besoin de les énumérer, l'histoire retiendra à jamais cette flamme de révolte qui a soufflé un certain 5 Octobre 88 sur un pays phare du Tiers monde dans les années 70 dont l'usure des gouvernants aurait hypothéqué les chances de survie. Toutefois, cette avancée démocratique sans parallèle dans toute l'étendue arabe a malheureusement freiné sa cadence pour tomber dans le gouffre de la décadence. Pourquoi? Peut-être est-ce à cause du terrorisme ou en raison de la fuite de l'élite et la désorganisation des masses. Les hypothèses autant que les réponses sont multiples alors que les solutions tardent à venir afin d'apaiser les esprits des citoyens.

 Le constat est accablant: notre pays est en régression!! Une régression somme toute terrible voire intenable. La population en suffoque et ressent un arrière-goût d'amertume. On voit bien se profiler à l'horizon en ces moments très critiques de la vie de l'Algérie, une sorte de défaitisme total de l'élite et un extrême relâchement des masses populaires. Les deux blocs s'entrechoquent violemment à chaque occasion sans s'imbriquer réellement au moins une seule fois. On constate même une certaine déchirure entre eux sur fond d'incompréhension et de méfiance. La relation masses-élites est en vérité très intéressante à plus d'un égard pour pouvoir mettre en évidence le degré d'efficacité d'un système social quelconque. Le régime politique algérien est on ne peut plus dans une impasse politique vu que le printemps arabe a esquissé les prodromes d'un bouillonnement et d'une angoisse populaires sans commune mesure dans l'histoire de l'Algérie contemporaine. La flamme insurrectionnelle arabe a creusé par ricochet une béance inattendue dans la représentation générale de l'autorité chez les Arabes et les Algériens. En d'autres termes, la peur qui est par nature la source de tout despotisme et qui instaure de surcroît le rapport de forces entre la société et le régime politique s'est mué en un laps de temps relativement très court en une certaine compétitivité acharnée entre eux dans le seul but d'accaparer la légitimité dans son sens le plus large (politique, populaire, révolutionnaire, et progressiste...).        Au fait, depuis pratiquement presque 50 ans, les sphères dirigeantes en Algérie sont restées toujours les mêmes, on assiste à une forme de sclérose élitiste hallucinante d'autant plus que la vieille garde nationaliste tient encore les rênes du gouvernail de l'État alors que la jeunesse sombre dans le noir de l'indifférence et de la peste chronique de ce que l'on a baptisé communément et lucidement du nom de la «Hogra». C'est dire que la régression symbolique de la signification du pouvoir politique a atteint les cimes de l'ubuesque. On est actuellement dans tout le monde arabe en pleine période de désacralisation du chef, du guide et de dictateur après en avoir très longtemps loué les mérites et les prouesses.

 C'est un retournement de choses et de phénomènes fort compréhensible vu que les réalités sociales ont changé au fur et à mesure que les critères temporels de toute civilisation se déplacent, se transforment et se développent suivant le cours de l'actualité mondiale. Le sociologue anglais Herbert Spencer(1820-1903) parle en ce sens du développement progressif de la physique des sociétés. L'évolution incroyable des réseaux sociaux ( Google, Facebook, Twitter, Internet...) est à n'en point douter le facteur principal de ce désenclavement mental et civilisationnel de la rue arabe en général et des masses algériennes en particulier. Néanmoins, la régression et l'évolution de la société sont deux paramètres inaliénables pour jauger et juger les capacités d'émergence et de rejaillissement des potentialités nationales. Elles sont essentiellement à la fois question d'indifférence et de conscience politique. La régression a, de tout temps, été synonyme de défection sociale de la société civile et de défaillance politique des élites gouvernantes. Elle est, en termes plus simples, la déchéance des valeurs, la décrédibilisation de la compétence et le réétalonnage à la négative de l'échelle de valeurs sociales, variables qui pourraient faire glisser la pente des difficultés socio-économiques, et induire inéluctablement en erreur le spectateur, l'observateur et l'analyste de la vie sociale, cette deuxième variable est la plus vulgarisée dans le cas de notre pays à tel point qu'elle est devenue d'une banalité choquante.

En effet, la multiplication de zones de tensions et de turbulences entres les deux espaces, c'est-à-dire, la société et les masses en Algérie n'a fait qu'engendrer une espèce de guerre froide très larvée où chacune des parties tire la couverture à soi. L'apparition du phénomène de l'émeute comme donnée inchangeable dans le panorama politico-social a donné un semblant de statisme et de violence dans les tempéraments et les comportements des Algériens. D'aucuns s'interrogent sur les raisons de cette régression terrible que subit notre pays sur tous les plans. Une si cruelle situation où toutes les supputations et conjectures sont de mise. Pourquoi donc l'Algérie régresse-t-elle de jour en jour empruntant de la sorte un chemin de chute libre? Le dernier avatar de l'échec footballistique de l'équipe nationale et la chronique tumultueuse du débrayage de la compagnie «Air Algérie» posent nombre de problématiques inhérentes au quotidien de l'Algérie malade. Le malaise social est, paraît-il, trop profond et le pessimisme a impitoyablement ravagé des pans entiers de la population, la rue donne une impression de lassitude et de ras-le-bol à la fois généralisé et insupportable sur fond d'un rebond de conservatisme dans les moeurs et les esprits.

 L'Algérie d'aujourd'hui est prise en sandwich entre son désir de modernité et la force réactionnaire du traditionalisme et du pessimisme. Ce dernier est une tumeur maligne à rajouter au chapelet des souffrances dont pâtit toute une population. A dire vrai, les régressions ne sont plus circonscrites à leur aspect économique, au contraire, elles sont protéiformes, il y en a celles qui sont normatives, c'est-à-dire liées directement aux lenteurs administratives et à la bureaucratie pathologique, il y en a d'autres d'ordre technologique ayant trait aux retards enregistrés en matière de développement des infrastructures industrielles et de pôles de recherche scientifique et puis il y en a quelques-unes typiquement mentales et intrinsèquement liées aux syncopes et aux blocages intellectuels des élites culturelles et dirigeantes, leur manque d'engagement social et la faiblesse de leurs relais dans la société civile. Mais la plus dangereuse régression reste sans l'ombre d'un doute celle qui est morale. C'est en effet, celle-là qui contamine les ressorts sociaux qui font agir le pays à l'heure présente. Elle est telle une crampe collective très chronique qui subvertit les fondements sociologiques des soubassements de la nation. Quand la santé morale d'un pays est atteinte, il ne lui reste qu'à se livrer à la potence de l'évolution historique. Ainsi, on devine à peine le bout de ce long tunnel où le chamboulement de repères le dispute royalement à la gabegie de sens et à la reculade de la morale. On est en quelque sorte en phase de démoralisation collective inquiétante. C'est pourquoi, il est si nécessaire de revitaliser les angles morts de la déontologie, de la morale, et du patriotisme. Le pessimisme et la fuite du bon sens ont annihilé les limbes d'espoir qui demeurent récalcitrants au fatalisme des masses, au défaitisme de notre jeunesse et à la misère intellectualiste de notre intelligentsia Mais quelles en sont les raisons? En réalité, les crises sont des moments de réflexion par excellence, des moments où l'on pourrait regarder face-à-face les blessures béantes du tissu social, en analyser les causes et y préconiser donc des solutions adéquates dans la mesure où elles nous permettraient de nous immerger dans notre réel vécu psychosocial.

 Or, à bien y regarder, la crise algérienne a toute une autre nature qu'il est si ardu d'en déceler les symptômes et les diagnostiquer en toute objectivité. Pour preuve, les dernières réformes proposées par le régime politique en place et bâclées par des élites qui tournent souvent autour du pot, ont raté leur coche puisqu'elles ont été fomentées dans la seule intention de marginaliser la société civile, véritable colonne vertébrale de l'État de droit. En fait, l'ordonnance politique n'a malheureusement pas été délivrée sur avis de la médecine sociale de l'intelligentsia. En Algérie, les solutions politiques jaillissent de nulle part dans le seul dessein de mettre un terme à des problèmes qui ne relèvent pas nécessairement de l'ordre strictement politique. On est, s'il l'ose dire, tombé sous le panneau d'un certain «politisme de politicards» qui a tué dans l'oeuf et l'esprit la vraie politique des politiques. En ce sens, le négativisme de la pensée a pris des allures de géants sur le positivisme dans l'analyse de la crise qui secoue les entrailles de toute la société. Cela dit, le pessimisme se voit un peu partout dans le panorama sociopolitique du pays, aussi bien chez les élites dirigeantes que chez les bas-fonds de la population en raison de la grisaille qui entoure les centres de décision, du manque de vision d'avenir et de perspectivisme de la société. Certes, le désenchantement est le signe avant-coureur d'une certaine maturité politique de la population, il est, sans doute, une étape importante dans la vie des nations de nature à ressouder leurs failles, à apaiser leurs souffrances et à cicatriser leurs plaies puisqu'il tend à rendre les citoyens plus réalistes et moins utopiques. Cependant, ce phénomène dans notre pays s'est aggravé dès qu'il est passé du stade de symptôme à celui de syndrome, c'est-à-dire du stade de l'éphémère à celui du permanent.

Dans cette situation et loin de se projeter dans le catastrophisme, la logique ascensionnelle de la société se retourne terriblement contre elle pour sceller son sort dans le pessimisme. Les psychologues parlent dans ce cas de figure du pessimisme secondaire, celui dans lequel l'espoir est étouffé et les horizons sont immanquablement bouchés. Autrement dit, ce genre de pessimisme qui freine le volontarisme et tue l'intelligence chez les masses en fortifiant en elles, les fausses illusions qui s'éloignent de leur cible réelle.

 Ceci explique en partie le mirage des Harragas, l'utopie de l'exil qui s'enracine dans le coeur des jeunes algériens et la tendance de plus en plus matérialisante de la société dans son ensemble ces dernières années. Dans ce contexte, affirmer que la crise algérienne est plus morale que politique, économique ou sociale contient une forte dose de bon sens. A titre d'exemple, la grève sur le tas du personnel navigant de la compagnie Air Algérie rentre logiquement dans cette grille de lecture. Loin de minimiser les revendications sociales de son personnel qui sont d'ailleurs plus que légitimes, cette grève suscite des interrogations supplémentaires sur le désordre qui règne sur les cerveaux de nos responsables à tous les niveaux. Ni préavis, ni relances ni déclarations de grève ne sont avancés pour justifier un tel état de choses. Logiquement, dans de pareilles situations, un minimum de rigueur et d'organisation est requis car dans toute démarche de protestation ou mouvement de revendication, une grève quelconque ne se décrète que sur la concertation de la base sociale qui est en ce cas l'ensemble des voyageurs et des clients et cela afin de parer à tous les désagréments qui pourraient en découler. La base sociale devrait toujours être tenue au fait de ce qui s'y passe. En réalité, ce constat vaut son pesant d'or puisque le désordre et l'improvisation l'ont emporté, contre toute attente, sur l'organisation et la planification dans ce débrayage de la première compagnie aérienne du pays. A la vue de ce diagnostic, on pourrait en dire autant de tous les secteurs névralgiques de l'Algérie (santé, éducation, agriculture?etc.). Les mouvements de protestation sont souvent empreints d'une overdose de spontanéité. Cela justifie l'échec de tous les mouvements de protestation au niveau national et leur transformation en émeutes sporadiques et erratiques. La défaillance du pluralisme syndical a fait capoter toutes les tentatives de mise en synergie des efforts de solidarité sectorielle.

On ne pourrait aucunement limiter ce tableau sombre au seul domaine de protestations. La limitation du droit d'information à une seule chaîne de télévision multipliée en trois gigantesques sosies est un véritable camouflet pour les autorités publiques. Le pays a une diversité culturelle qui fait certainement sa richesse et qu'il faut obligatoirement redynamiser par l'ouverture des médias au privé sans soumettre cette proposition au commission de réformes de Bensalah car c'est une évidence qui ne prête pas à débat. Le peuple algérien est mûr et n'a plus besoin ni de tuteur ni de protecteur, il a le droit de décider en toute liberté de ses choix et options politiques sans pression ni surenchère, ce qu'il a d'ailleurs suffisamment prouvé durant son épopée millénaire qui ajoute à sa fierté. Néanmoins, l'Algérien recherche la paix sociale et surtout la paix intérieure. Or, dans le contexte actuel, le baromètre est au rouge et la misère sociale et morale a dépassé son pic le plus paroxystique. Il ne s'agit pas seulement du volet économique mais aussi de la question vitale d'épanouissement moral. Il y a, au fait, un manque flagrant en matière d'infrastructures de loisirs, de lieux de culture et d'espaces d'échange citoyenne.

 Les pouvoirs publics auront vraiment du pain sur la planche s'ils veulent réellement opter pour des changements profonds et non pas pour des retouches superficielles qui badigeonnent les trous mais ne les calfeutrent plus. Lesquels changements seraient à moyen et long terme à même de désengorger le pays du marasme multifactoriel et multidimensionnel dans lequel il se retrouve. L'initiative de l'ancien chef de gouvernement «Ahmed Ben Bitour», les propositions intéressantes de la triade «Mehri-Ait Ahmed- Hamrouch» et l'expérience des jeunes promoteurs de «Nabni» sont des alternatives courageuses à valoriser et à étudier dans ce sens. On est, si l'on veut, dans la phase de «déconstruction» de l'écheveau de la crise pour pouvoir l'étaler en toute honnêteté sur la voie publique, raison pour laquelle toutes les propositions devraient être les bienvenues pour le bien de l'Algérie.

 Aussi faudrait-il insister sur le fait que les rafistolages politiques du sérail dont il est question la dernière fois sont passés à côté de cible sans même avoir frôlé les blessures de la société qui est sortie très meurtrie d'une décennie de larmes et de sang. Notre peuple a payé cher son baptême de feu pour le changement depuis l'indépendance. Il est extrêmement important en ce moment de mettre en relief le «feed-back» du sous-sol social dans l'unique optique de comprendre les cris de détresse de ses franges les plus déshéritées et les plus appauvries. A défaut de ce travail de prospection et de défrichement, le régime algérien accélérerait facilement le rythme de la grogne sociale qui est déjà balbutiante à l'heure présente. Les réformes politiques devraient être l'oeuvre des décideurs en collusion étroite avec la société civile et les bas-fonds de la plèbe et non plus une injonction des puissances occidentales. En dernière lieu, on serait à même de dire que la régression saurait se muer en progression s'il y a une volonté politique qui jure avec les mensonges, les fuites en avant et les supercheries. C'est à ce prix de sacrifices que l'Algérie reconquerrait sa place au panthéon des grandes nations.