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Le sociologue El Kenz est décédé dimanche: Ali, l'intellectuel vrai

par Belkacem Ahcène-Djaballah

Après Malek Chebel, Nabil Farès, Abdelmadjid Bouzidi, Hamra Krouha Mouloud, Mohamed Salah Dembri, c'est au tour d'Ali El Kenz, «Aliouet» (un prénom bien «de chez nous»), de nous quitter. Skikda et sa région (jusqu'à Collo, Azzaba et El Harrouch) le pleure ainsi que beaucoup d'autres villes dont Annaba, lui qui avait si bien «étudié» durant de longs mois la naissance de la SNS et ses travailleurs. Alors, une première en matière de recherche universitaire «sur le terrain».

S'il y a un aspect de la vie de l'auteur qui n'est pas très connu, c'est qu'il a été, dans sa jeunesse, du temps où il était lycéen, recordman d'Algérie du 100 m ou du 60 m plat, je ne m'en souviens plus. Il sera donc toujours un sprinter, spécialiste des petites distances. Il y a excellé. Sociologue mais aussi politologue, philosophe. Sur tous les fronts de la pensée et de l'action. Il est vrai que la formation normalienne de base (celle de l'époque, pas celle d'aujourd'hui) doit être pour quelque chose dans cette maîtrise de toutes les questions zAjoutez-y de l'engagement et on comprendra mieux l'érudition du bonhomme qui s'est frotté «aux connaissances de tous les horizons», exil (forcé) oblige.

On le comprend encore bien mieux lorsqu'on lit les 112 premières pages d'«Ecrits d'exil», son recueil de textes, édité par Casbah Editions, en 2009. Elles sont consacrées à son itinéraire l'ayant mené de Skikda, sa ville natale, à Nantes en passant par Constantine, Alger, Le Caire et Tunis. Un ouvrage à lui tout seul et qui, revu et augmenté, pourrait être un «bijou» mémoriel merveilleux.

Le reste de l'ouvrage est consacré à l'essentiel de sa production, en commençant, bien sûr (peut-on y échapper?) par une présentation de la pensée de Gramsci «rencontrée tardivement... par les Arabes». Une pensée qui a énormément marqué nos intellectuels, ceux des années 60 et 70 pour la plupart septuagénaires ou plus de nos jours mais toujours dominant les débats. Une deuxième partie est consacrée à des analyses assez fines (et qui, en leur temps, avaient «fait fureur») issues d'une étude sur «l'industrie et la société» à travers la SNS. Puis, vient une partie consacrée à «l'état de la liberté intellectuelle en Afrique» (et dans les pays arabes). Plusieurs sujets, une démarche rigoureuse avec, militantisme et engagement obligent, un objectif : «penser avec nos têtes, en fonction de nos réalités» pour «construire sur des bases et avec des matériaux durables». Pas facile ! Surtout lorsqu'on se retrouve face à des pouvoirs d'Etat «atypiques», au point qu'ils échappent à l'observation et donc à l'analyse.

Les théories classiques volent en éclats, comme celle des «Deux corps du Roi» définie par l'historien Ernst Kantorowitc, qui distinguait avec cohérence «le corps physique du Roi» visible à souhait avec sa cour et ses rites qui changent et meurent avec le temps, du «corps instituant» invisible et durable dans le temps long de la structure. «Certes, il y a de cela en Algérie, sauf qu'ici, l'institué et l'instituant interfèrent sans cesse sans que l'on comprenne les règles déterminant les positions, les rôles et les mécanismes des différents acteurs en présence». L'étude consacrée à l'Algérie : «De l'espérance du développement à la violence identitaire» (p. 275) est à lire et à relire absolument. Peut-être comprendrions-nous mieux «l'énigme algérienne» et prévenir ainsi les futures dérives. Bien sûr, il est trop tard, le mal est fait mais, on ne sait jamais, car les bêtes immondes et les éléments nihilistes sont encore là, tapis, attendant la moindre conjoncture favorable, attendant leur heure.

Mon avis d'alors : une œuvre à lire absolument. Mais allez-y tout doucement pour déguster. Et, un livre à conserver durablement. Et, quelques extraits à méditer : «L'histoire sociale d'un pays est inscrite dans sa langue, ou plus précisément dans ses langages» (p. 58), «Dans les temps de malheurs, contrairement à ce que croyait naïvement le président Boumediene, ce sont les «hommes» qui restent, pas les «institutions» (p. 81), «Le nihilisme de la société est la réaction malheureuse, au déni de justice du politique» (p. 106), «Amener le petit comme le gros, le faible comme le puissant, l'homme comme la femme (...) à accepter les mêmes règles, cela s'appelle «l'Etat de droit» et les règles de cette axiomatique, des lois. Dont la première, sa loi fondamentale est l'égalité de tous devant la loi, y compris l'axiomatique elle-même» (p. 112). «Ce n'est pas la sortie qui est difficile, mais la marche, nécessairement scientifique, qui conduit vers cette sortie» (p. 478).