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Trouver la voie de l’Europe dans le monde

par Sigmar Gabriel(1) et Michael Hüther(2)

BERLIN - L’Union européenne - et en particulier l’Allemagne - n’a pas encore relevé le défi posé par le retrait des États-Unis du leadership mondial. Mais compte tenu de la nouvelle concurrence de la Chine, ainsi que des aspirations renouvelées de la Russie en matière de grande puissance, les pays occidentaux doivent trouver un moyen de coopérer plus étroitement.

À cette fin, cinq problèmes paraissent incontournables. Le premier est la relation de l’Allemagne avec les États-Unis, qui connaît actuellement de graves difficultés. Le gros problème dont personne n’ose parler, c’est l’incapacité de l’Allemagne à augmenter ses dépenses annuelles de défense à 2 % du PIB, comme convenu lors du sommet de l’OTAN de 2014 au Pays de Galles. Pour des raisons historiques évidentes, l’Allemagne hésite à devenir la puissance militaire de facto de l’Europe. Si elle devait respecter son engagement de dépenses, elle devrait allouer 80 milliards d’euros (89 milliards de dollars) par an à la Bundeswehr, soit 46 milliards d’euros de plus que ce que dépense la France.

Néanmoins pour jouer son rôle au sein de l’alliance sans susciter de craintes en Europe de l’Est, l’Allemagne pourrait dépenser 1,5 % de son PIB en matériel et en personnel, tout en engageant 0,5 % de plus dans le financement des opérations de l’OTAN dans les Pays baltes et en Pologne. Cela permettrait à la fois de renforcer la capacité des États membres de l’Est à se défendre contre l’agression russe et de démontrer la volonté de l’Allemagne d’assumer davantage de responsabilités.

Le deuxième gros problème est celui des relations entre les États-Unis et l’UE. Les défis immédiats auxquels sont confrontés l’Amérique et l’Europe ont évolué au cours des sept dernières décennies. Dernièrement, la Russie a élargi sa sphère d’influence à la Crimée, à l’Est de l’Ukraine et à la mer d’Azov - et la Chine a commencé à affirmer sa domination économique et technologique en Eurasie.

Dans le même temps, les démocraties occidentales s’efforcent de faire face aux perturbations causées par la mondialisation, les migrations, la technologie et le changement climatique. En profitant du climat de détérioration de la sécurité économique et de la cohésion sociale, les mouvements populistes et nationalistes ont exploité les inquiétudes des électeurs en leur promettant de défendre la patrie contre les élites cosmopolites et les institutions multilatérales qui sous-tendent la politique et l’économie depuis la Seconde Guerre mondiale

Malgré la rhétorique populiste, la mondialisation économique a en fait créé la prospérité et réduit la pauvreté et a rendu possibles de nouvelles opportunités de développement dans le monde entier. Mais sans le soutien de l’Occident, ce système ne peut pas se maintenir. Ce dont nous avons besoin à présent, c’est de créer de nouvelles opportunités afin que l’ordre mondial devienne la mondialisation de la société civile. Nous devons également rappeler aux citoyens et aux communautés que l’État est toujours capable d’agir efficacement. Cela commence des investissements plus conséquents dans l’éducation, la recherche et les infrastructures, tout en trouvant un équilibre entre la coopération transfrontalière et le respect des idiosyncrasies culturelles.

Ce qui nous amène au troisième problème : la Russie. Dans ce domaine, la recherche par l’UE d’une politique équilibrée a créé des frictions au sein de l’alliance transatlantique, comme l’illustrent les tensions sur Nord Stream 2, un projet commun de pipeline russo-allemand. De l’avis du gouvernement allemand, Nord Stream 2 est fondamentalement une question économique. Après tout, des entreprises allemandes, françaises et d’autres entreprises européennes ont investi massivement dans le projet : en tout état de cause, ce serait une grave erreur politique d’intervenir sur le marché privé du gaz européen.

La libéralisation du marché du gaz a en effet permis une expansion considérable de l’approvisionnement énergétique de l’Europe. En fin de compte, les entreprises, en répondant ainsi aux signaux du marché, devraient décider à qui elles achètent leur gaz. Mais les Européens ne peuvent pas non plus ignorer les menaces à l’encontre de l’indépendance politique des pays voisins comme l’Ukraine - que Nord Stream 2 contourne. Dans l’ensemble, une meilleure façon de garantir l’approvisionnement énergétique de l’Europe consisterait à étendre et à intégrer davantage l’infrastructure européenne du gaz naturel, tout en construisant davantage de terminaux pour le gaz naturel liquéfié. Ainsi aucun pays - qu’il s’agisse d’un État membre ou d’un partenaire proche - ne pourrait être pris en otage en raison de sa dépendance par rapport à l’énergie russe.

Le quatrième problème est celui de la Chine, qui a clairement indiqué qu’elle cherchait à opérer une refonte de l’équilibre des pouvoirs internationaux. Pour sa part, l’administration Trump s’est à juste titre opposée à la Chine sur le plan commercial. Il ne peut y avoir de « commerce équitable » lorsqu’un pays qui ne respecte pas les mêmes règles que tout le monde organise les deux cinquièmes de l’économie mondiale. La Chine prodigue d’importantes subventions à ses industries, limite l’accès à ses marchés et enfreint régulièrement les droits de propriété intellectuelle. En outre, le modèle chinois du capitalisme d’État autoritaire constitue un double enjeu, car il représente à la fois une concurrence économique et un modèle politique alternatif. À ce titre, l’UE et les États-Unis doivent d’urgence élaborer des règles claires et approuvées conjointement pour traiter avec la Chine.

Le cinquième problème majeur est le rôle de l’Europe dans le reste du monde. Si l’Europe ne prend pas conscience des réalités de la nouvelle rivalité sino-américaine, elle pourrait perdre sa place sur l’échiquier géopolitique. En fait, il existe déjà des signes de la baisse de l’importance mondiale de l’Europe. Les guerres et les conflits le long de la périphérie européenne sont de plus en plus décidés par d’autres puissances et l’Europe ne joue aucun rôle significatif dans leur résolution.

La réticence de l’Europe à s’affirmer a une dimension historique. Pour de bonnes raisons, l’UE s’est longtemps protégée sous le parapluie de sécurité américain, l’Union restant effectivement en marge. Mais cette conception géopolitique de l’Europe est un artefact américain, fondé sur le plan Marshall. Comme l’a déclaré le premier Secrétaire Général de l’OTAN Hastings Ismay, l’objectif de l’OTAN consistait à « empêcher les Russes d’entrer, à garder les Américains à l’intérieur et à garder les Allemands sous contrôle ».

Bien des choses ont changé depuis les années 1950. Aujourd’hui, nous, Européens, commençons peu à peu à comprendre que nous devons nous adapter aux réalités géopolitiques du XXIe siècle. L’ère de l’Atlantique cède la place à l’ère du Pacifique. Les Européens ne doivent pas se bercer d’illusions en croyant que tout ira bien. Il est temps à présent de trouver le courage et la volonté de prendre la responsabilité de nos intérêts stratégiques.

1- ancien vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne, président de Atlantik-Brücke
2- Directeur et membre du Présidium de l’Institut économique allemand, vice-président de Atlantik-Brücke