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L’hiver vient au Royaume-Uni

par Harold James*

PRINCETON – Le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne est en train de tourner court. Le plan dit « de Chequers », sur lequel la Première ministre Theresa May a fondé sa stratégie de négociation est mort né. Il a été non seulement rejeté par l’UE et, dans l’opposition, par le Parti travailliste, mais aussi par un nombre suffisant de députés conservateurs pour garantir son échec devant la Chambre des communes.

Le seul choix possible du gouvernement May est donc de temporiser et d’espérer que quelque chose survienne (en d’autres termes d’attendre que ça passe) ; or si la voie sans issue actuelle pourrait ne traduire que les faiblesses de la stratégie adoptée par May dans la négociation, elle peut aussi signifier que le Brexit n’a d’autre logique que son incohérence.

Pour ce qui le concerne, le plan de Chequers repose sur une série de compromis fragiles. Le Royaume-Uni maintiendrait des relations douanières avec l’Union européenne, mais n’appartiendrait plus à l’union douanière. Les tribunaux britanniques et européens appliqueraient un « règlement » commun, alors que le Royaume-Uni aurait la possibilité ne pas suivre les règles commerciales de l’UE lorsqu’il conclurait des accords avec des tierces parties.

Mais quand bien-même cette union douanière de bonneteau serait acceptable des deux côtés de la Manche, il y aurait encore la question de la frontière irlandaise. En l’occurrence, il faut une frontière, soit entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande (qui restera dans l’Union), soit entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne. Le premier scénario menacerait le processus de paix irlandais, le second détruirait le Royaume-Uni.

Le Brexit se fonde sur la croyance en la souveraineté nationale comme seule base rationnelle de l’ordre international. On parlerait, en langage académique, de « réalisme », doctrine selon laquelle les États sont mus et définis par des intérêts cohérents qui se heurtent perpétuellement les uns aux autres au niveau mondial, dont la série Games of Throne, produite par HBO, qui mêle fantasy et réminiscences shakespeariennes, offre une vision populaire et non-académique.

Pour de nombreux spectateurs, « GOT » est devenue la lunette à travers laquelle ils comprennent la réalité contemporaine. Lors de la réunion annuelle du Fonds monétaire international, qui s’est tenue cette année à Bali, le président indonésien, Joko Widodo, a fait allusion au thème principal de la série en lançant cette mise en garde : « L’hiver vient. » Alors que les « grandes maisons » États-Unis et Chine se disputent le « trône de fer », une crise mondiale, qui n’épargnera personne, devient de plus en plus probable.

En décrivant un monde où règne la traîtrise et où les alliances sont rompues, GOT devient l’apologue parfait des temps d’incertitude internationale qui sont les nôtres. Elle est aussi très regardée des Brexiters. Michael Gove, l’un des dirigeants de la campagne du « Leave » a révélé que le stratège opiniâtre Tyrion Lannister était son personnage favori.

À en croire ce réalisme façon GOT, l’UE n’aurait institutionnellement aucun sens, car elle est fondée sur une prémisse impossible : le dépassement du nationalisme et des intérêts de chaque État. L’une des forces à l’œuvre derrière le Brexit était la croyance en un effondrement prochain de l’Europe, ployant sous le poids d’une dette insurmontable et d’une immigration incontrôlée. Le Royaume-Uni ne faisait que fuir la maison en flammes avant qu’elle ne s’écroule.

Le problème d’une telle interprétation est qu’elle ignore tout des façons dont les institutions de l’UE, les autorités de régulation et les cadres légaux tenaient la maison. Certes, il s’en trouvent toujours dans tel ou tel pays à qui déplaisent telles ou telles règles ; les Européens du Nord et du Sud eurent des analyses très différentes de la crise de l’euro ; les Européens de l’Est et de l’Ouest ont sur les réfugiés des conceptions très différentes. Mais les principales dissensions politiques sont au sein même des sociétés et non entre les unes et les autres, et la perspective d’une sortie ne fera probablement jamais que les creuser.

À la vérité, un nouvel ordre est porteur de nouvelles divisions, comme on le voit désormais au Royaume-Uni. La City de Londres est déchirée entre ses banques inquiètes de perdre leur clientèle et leurs marchés européens et ses fonds spéculatifs qui cherchent à se libérer du carcan des réglementations européennes. Certains cultivateurs craignent de perdre les aides de l’UE, alors que d’autres pensent qu’un nouveau cadre pourrait leur permettre de pratiquer une agriculture plus durable. Et certains Brexiters veulent plus de dépenses sociales, tandis que d’autres aimeraient voir le pays devenir un paradis de la dérégulation qui rivalise avec Singapour. Tous veulent un monde meilleur, mais bien peu peuvent s’accorder sur ce qu’il devrait être.

En Europe continentale, la difficulté – sinon l’impossibilité – de formuler des stratégies de sortie viables est désormais parfaitement établie. Lorsque Marine Le Pen, la candidate du Front national (renommé depuis Rassemblement national) a laissé entendre, durant la campagne présidentielle française, au début de l’année 2017, qu’elle organiserait, si elle était élue, un référendum sur l’appartenance à l’euro, elle a perdu une grande part de ses soutiens. La même dynamique est aujourd’hui à l’œuvre en Italie, où les deux partis populistes au pouvoir ont dû se soumettre à un exercice de rétropédalage eu égard à leurs remarques eurosceptiques passées pour bien faire comprendre que l’option d’un « Italexit » n’était pas sur la table.

Comme sont en train de le réaliser les populistes du continent, le désengagement équivaut à une demande impossible de dirigeants. Dans l’optique réaliste, un gouvernement doit représenter parfaitement les intérêts de son pays. Mais les intérêts nationaux sont sujets, dans une démocratie pluraliste, à des débats et à des désaccords constants. La dernière fois que le réalisme offrit une clé d’interprétation du monde, ce fut dans les années 1930, lorsque la démocratie était en crise, et que seuls les régimes autoritaires pouvaient agir comme le préconise la théorie.

Durant la campagne pour les élections générales de 2017, May promit qu’elle dirigerait un gouvernement « fort et stable ». Mais parce qu’elle ne peut gouverner en autocrate, la force et la stabilité, le Brexit en soit remercié, ne sont plus à l’ordre du jour.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
*Professeur d’histoire et de relations internationales à l’université de Princeton et senior fellow au Center for International Governance Innovation