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La fin de l’exceptionnalisme chinois ?

par Arvind Subramanian1 et Josh Felman2

NEW DELHI – De l’Argentine jusqu’en Turquie, de l’Afrique du Sud jusqu’en Indonésie, les marchés émergents sont de nouveau confrontés à des turbulences financières. C’est toutefois sur un autre de ces marchés que se joue une problématique majeure, potentiellement la plus importante de toutes : la Chine.

Les dernières décennies, la croissance chinoise a semblé contredire certaines lois fondamentales de l’économie. La loi de Stein énonce par exemple que lorsqu’un phénomène ne peut perdurer indéfiniment, il est voué à cesser. Or, la dette de la Chine continue d’augmenter.

En effet, d’après le Fonds monétaires international, la dette des entreprises, du gouvernement et des ménages a augmenté d’environ 23 000 milliards au cours des dix dernières années seulement, et le ratio dette/PIB d’environ 100 points de pourcentage, jusqu’à atteindre plus de 250 %. Ces chiffres représentent un ordre de grandeur supérieur au niveau auquel les crises financières surviennent généralement.

Certes, une partie de la dette chinoise a été utilisée pour développer le tissu industriel et les infrastructures du pays. Mais une grande partie de cette dette a également servi à soutenir des entreprises étatiques déficitaires et des investissements incessants dans des logements et installations publiques inutiles.

Les déséquilibres intérieurs de la Chine soulignent une autre loi économique que le pays est parvenu à démentir. Dans n’importe quel pays normal, l’accumulation d’une importante capacité excédentaire conduirait à de fortes baisses d’investissement et de croissance du PIB. Ceci engendrerait nécessairement des difficultés financières, suivies par une crise dans le cas où ces signaux d’alarme seraient ignorés. Or, l’expérience de la Chine est tout autre. La croissance de son PIB a certes ralenti, mais l’investissement demeure solide, et aucune tension n’impacte son système bancaire.

Explication courante de l’apparente invulnérabilité de la Chine, le pays bénéficie d’importants bassins d’épargne nationale, et d’immenses réserves de change (plus de 3 000 milliards $), dans lesquels puiser pour contrer les paniques financières. Et dans la mesure où le bilan du gouvernement est encore suffisamment solide pour renflouer les sociétés financières non viables, celui-ci peut gérer n’importe quelle source émergente de stress dans ce secteur crucial.

Une autre explication commune de la résilience chinoise est d’ordre politique. Hautement centralisé, le processus décisionnel permet une action rapide et concertée, de type restriction publique des flux sortants de devises étrangères. Dans une société aussi singulièrement contrôlée – et contrôlable – les tensions sociales qui découleraient normalement des perturbations économiques sont largement gérables.

Mais aussi admissibles que soient ces arguments, il est temps de les réexaminer. L’exceptionnalisme économique de la Chine se trouve aujourd’hui menacé par une tempête de contraintes existantes – précisément l’accumulation de la dette nationale – et de complications nouvelles, parmi lesquelles les barrières commerciales américaines, une riposte géopolitique face à la nouvelle route de la soie (NRS), et des conditions monétaires qui se resserrent, en particulier aux États-Unis.

Après la crise financière de 2008, la Chine a réorienté son modèle économique, en passant des exportations à des sources intérieures de croissance. Un tel rééquilibrage nécessite cependant encore plus de dette et d’investissement, ce qui engendre des risques plus élevés d’effondrement. Résultat, le gouvernement a dû agir avec prudence, en injectant dans l’économie des doses modérées de relance, en fonction des besoins. Il n’existe pas de parfait manuel sur la gestion de cette démarche d’équilibrage. Certaines interventions politiques qui semblent modérée sur le moment peuvent plus tard se révéler excessives. Tôt ou tard, la loi de Stein se vérifiera.

Une première menace émergente pour la croissance chinoise réside dans la politique commerciale américaine. À ce jour, seule une valeur de 50 milliards $ d’exportations chinoises a été affectée par les droits de douanes de l’administration Trump. Au mois de juillet, Trump a néanmoins annoncé une nouvelle vague de droits de douanes ciblant pour environ 200 milliards $ supplémentaires de valeur de produits chinois, ce qui représentent près de 15 % du total des exportations vers les États-Unis. La vulnérabilité grandissante de la Chine se lit dans les réactions particulièrement conciliantes des dirigeants chinois face aux menaces constantes formulées par Trump.

Une deuxième menace pour la demande extérieure réside dans une lassitude face aux politiques mercantilistes de la Chine. Dans les années 1990 et 2000, le pays a développé un secteur d’exportation exceptionnellement large, notamment en permettant la sous-évaluation de sa monnaie. Plus récemment, la Chine a perpétué cette approche sous d’autres formes, notamment via la NRS, au moyen de laquelle elle finance les achats de biens et services chinois par d’autres pays. Appelons cela le mercantilisme chinois 2.0.

Le problème avec ce mercantilisme 2.0, c’est qu’il est désormais attaqué, à la fois politiquement et économiquement. Sur le plan politique, les bénéficiaires des prêts chinois – du Sri Lanka jusqu’à la Malaisie, en passant par le Myanmar – commencent à émettre des objections sur la NRS et son parfum de néo-impérialisme. Sur le plan économique, les modalités coûteuses des financements de la NRS conduisent à des accumulations alarmantes de dettes dans huit pays au moins, d’après le Center for Global Development.

La Malaisie, par exemple, a d’ores et déjà dû annuler pour plus de 22 milliards $ de projets soutenus pas la Chine. Le Sri Lanka n’a au d’autre choix que de se tourner vers le FMI pour obtenir de l’aide, en raison de l’impact d’importations chinoises excessives sur ses comptes extérieurs. Le Pakistan pourrait bientôt être contraint d’en faire de même. De plus en plus de pays devenant méfiants concernant la NRS, ils emprunteront et importeront moins auprès de la Chine.

Dans le même temps, la hausse régulière des taux d’intérêts aux États-Unis crée un troisième choc. Lorsque les taux américains dépasseront les taux chinois, le capital fuira la Chine, comme il l’a fait cette année sur d’autres marchés émergents. Les dirigeants chinois se retrouveront alors confrontés au fameux dilemme des marchés émergents. S’ils laissent le renminbi s’affaiblir, ils risqueront d’aggraver la fuite des capitaux à court terme, et de susciter des accusations de manipulation monétaire de la part des États-Unis. Et s’ils soutiennent la monnaie, il leur faudra peut-être dépenser milliard de dollars supplémentaire en réserves, comme en 2015.

Autre possibilité, le gouvernement pourrait imposer à nouveau des contrôles draconiens sur les capitaux. Seulement voilà, cette démarche affecterait la demande extérieure, mettrait à mal plus largement la gestion économique, et discréditerait l’affirmation par le pays d’un leadership économique mondial (notamment via l’internationalisation du renminbi).

Dans cette tempête de défis économiques, interviennent également des interrogations croissantes quant à savoir si le président chinois Xi Jinping maîtrise autant les événements qu’il souhaiterait que chacun le pense. Le président Xi aurait tout intérêt à se remémorer non seulement la loi de Stein, mais également celle de Rüdiger Dornbusch’s, qui énonce : « Une crise met beaucoup plus de temps à survenir que vous l’auriez pensé, puis elle se produit beaucoup plus rapidement que vous l’aviez pensé. »

Tôt ou tard, l’exceptionnalisme chinois rendra sa place aux lois de l’économie. Le monde doit s’y préparer. Tant les conséquences pourraient se révéler sérieuses – sans commune mesure avec les événements de l’histoire récente.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
1- ancien conseiller économique en chef du gouvernement de l’Inde, intervient en tant que conférencier à la Kennedy School of Government d’Harvard - auteur de l’ouvrage intitulé Eclipse: Living in the Shadow of China’s Economic Dominance.
2- directeur de JH Consulting