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Ce que signifie aujourd’hui la faillite de Lehman Brothers

par Harold James*

PRINCETON (N. J.) – Cette année, le monde aura célébré le cinquantième anniversaire du Printemps de Prague (et de son écrasement), le bicentenaire de la naissance de Karl Marx et le centenaire de l’Armistice de 1918, qui marqua la fin de la Première Guerre mondiale. Dans un tel contexte, pouvons-nous décemment nous préoccuper du dixième anniversaire de la faillite de Lehman Brothers ?

Bien sûr. Et qui plus est, nous le devons. Lehman n’était pas la plus importante des banques, ni même insolvable, probablement, lorsqu’elle a déposé son bilan. Elle n’en a pas moins failli détruire le système financier mondial et déclenché la « Grande Récession ». La chute de Lehman fut un événement significatif, car il a profondément bouleversé la compréhension que les gens se faisaient du monde qui les environnait.

Après le 15 septembre 2008, la crainte d’une « autre » faillite comparable et d’une catastrophe financière encore plus grave conduisit les États-Unis à d’importantes réformes. Et Lehman fut constamment invoquée lors de la crise européenne, qui survint après 2010, réveillant la peur d’une « spirale mortelle » de défauts et de faillites souveraines. Ce scénario catastrophe semble depuis avoir perdu de son pouvoir de suggestion. Aux États-Unis, les réformes bancaires sont en train d’être détricotées, et dans l’Union européenne, les rapports de la dette au PIB sont beaucoup plus élevés qu’ils ne l’étaient en 2008.

La crise financière de 2008 a néanmoins produit, chez les dirigeants politiques et chez celles et ceux qui forgent l’opinion trois grand types de récits. Après la faillite de Lehman, l’ouvrage magistral de Charles Kindleberger, Histoire mondiale de la spéculation financière, dont la première publication, en anglais, remonte à 1978, a tout d’abord connu un regain de popularité. Kindleberger s’était explicitement inspiré des travaux de l’économiste américain Hyman Minsky sur les cycles financiers, et son argumentation fut reçue comme un avertissement envers le « fondamentalisme du marché ».

Le second récit considère que la chute de Lehman rappelait à nos mémoires le crash de Wall Street en 1929 et la Grande Dépression. Mais les dirigeants politiques avaient su tirer les leçons des années de l’entre-deux-guerres et étaient parvenus à éviter que les erreurs de cette période ne se répètent. Lors de la Grande Dépression, notamment en Allemagne et aux États-Unis, l’attitude la plus commune avait été celle du secrétaire américain au Trésor de l’époque, Andrew Mellon, qui préconisait de « liquider les emplois, liquider les actions, liquider les exploitations agricoles et liquider l’immobilier ». La réponse fut au contraire durant la Grande Récession de substituer la dette publique à la dette privée plus exposée – initiative qui n’était tenable que dans la mesure où les taux d’intérêt demeuraient très bas.

Le troisième récit estime quant à lui que l’effondrement de Lehman annonçait la fin du capitalisme américain. L’histoire de l’« effet papillon » s’est répandue dans tous les pays fatigués de recevoir leurs ordres des États-Unis. Comme l’expliquait en 2008 Peer Steinbrück, alors ministre allemand des Finances : « Les États-Unis perdront leur statut de superpuissance du système financier mondial, non pas d’un seul coup, mais elle finira par s’user. »

Tout d’abord, la crise de 2008 fut largement considérée comme un désastre essentiellement américain, causé par un secteur financier carburant à la testostérone et par un penchant coupable à persuader des gens qui n’en avaient pas les moyens qu’ils pouvaient devenir propriétaires de leur propre maison. La dimension transatlantique du drame n’apparut que peu à peu. Comme l’ont montré par la suite les économistes Hyun Song Shin et Tamim Bayoumi, les banques européennes, mal régulées et trop grosses, jouèrent un rôle majeur dans le développement des conduites à risque au sein du système financier.

Ni l’un ni l’autre des deux récits les plus communément repris ne sont satisfaisants. La crise ne fut pas un échec du marché, mais plutôt le produit d’institutions dysfonctionnelles et opaques, hors du marché, qui s’y sont, de façon malsaine, entremêlées. Elle pose le problème de la complexité – non des marchés en tant que tels.

Il est tout à fait caractéristique que le problème posé par Lehman fût d’abord qu’il ne s’agissait pas d’une seule entreprise, mais de quelque 7 000 entités distinctes réparties dans quarante pays, dont chacune devait affronter un processus complexe et coûteux de contrôle et de dépôt de bilan. Cette opacité, qui n’était guère l’apanage des États-Unis, donna l’impression que le monde se trouvait au bord d’une nouvelle Grande Dépression, quand bien même il n’y était pas véritablement.

La crise fut le produit du court-termisme de plus en plus répandu dans les marchés financiers. Alors que les banques souhaitaient se débarrasser de leurs produits titrisés avant qu’ils ne deviennent toxiques, d’autres acteurs du marché cherchaient à gagner des paris sur le court terme, se souciant peu de la viabilité à long terme de leurs investissements. À tel point que la volatilité devint désirable, car elle créait de nouvelles opportunités de gains.

Après l’effondrement de Lehman, ces récits jumeaux sur la « faillite du marché » et « une autre Grande Dépression » eurent dans l’opinion une grande audience et vinrent nourrir le troisième récit, qui s’avéra juste : la prééminence financière et politique de l’Amérique est de fait en déclin.

La prédominance des États-Unis sur le monde était fondée sur leur puissance politique et économique, mais dépendait aussi de quelque chose de plus profond, de plus essentiel : la confiance dans la capacité qu’avait l’Amérique à honorer à long terme ses promesses. La crise à miné cette confiance, même si la puissance économique et politique des États-Unis n’en a été qu’assez légèrement érodée. La contagion la plus profonde s’est propagée dans les esprits, non dans le secteur financier.

 Le monde de la finance n’est pas une bulle, et l’esprit de suractivité, de valorisation du court terme qui y régnait, qui a conduit Lehman à sa perte, s’enracinait à l’époque dans le reste de la société. L’iPhone, significativement, sortit en juin 2007, alors qu’apparaissaient les premiers signes de la crise à venir.

Avec le smartphone se développèrent toutes sortes de possibilités nouvelles. Il dynamisait les plateformes de réseaux sociaux encore mal définis comme Facebook ou Twitter. Et il fournissait la base sur laquelle se développeraient Tinder et d’autres applications qui ont bouleversé la vie sociale de millions de personnes, orientant les rencontres vers le court terme, plutôt qu’à l’engagement sur le long terme.

Les nouveaux instruments numériques et les nouvelles plateformes ont exacerbé l’individualisme. Mais ils ont aussi transformé le paysage et le comportement politiques, en confortant plus que jamais chacun dans ses opinions, en leur évitant l’épreuve de la critique ou de vues divergentes. Il en résulte – qui s’en étonnerait ? – cette culture numérique de la diabolisation, de la maltraitance, du harcèlement et de la manipulation que nous observons aujourd’hui.

La volatilité politique actuelle est due, pour une grande part, à ces nouvelles façons de penser et de communiquer. La technologie et la finance ont adopté le même ethos : détruire la continuité et glorifier la déstabilisation.

Les défauts révélés par l’effondrement de Lehman Brothers ne concernent pas le seul monde de la finance, mais la société du XXIe siècle et la façon dont s’y pratique la politique. Ironie sur sort, la crise qui s’en est suivie, dont on pouvait espérer qu’elle serve d’avertissement, semble avoir accéléré l’avènement d’une période de court-termisme, déterminée par la technologie.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
*Professeur d’histoire et d’affaires internationales à l’université de Princeton et senior fellow au Center for International Governance Innovation