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Europe-Turquie: Le mensonge

par Bruxelles: M'hammedi Bouzina Med

L'Europe comme la Turquie n'ont, en réalité, jamais cru vivre sous le même toit familial de l'UE. Ce jeu de dupes sur fond d'intérêts géostratégiques partagés vole en éclats avec le changement de régime constitutionnel en Turquie.

A quel jeu se prêtent l'Union européenne et la Turquie du président Erdogan ? La Turquie, du moins ses dirigeants politiques, a-t-elle vraiment la volonté de rejoindre la famille européenne pour en devenir membre à part entière ? L'UE a-t-elle jamais été sincère dans son offre d'adhésion à la Turquie pour la rejoindre ? Près de 30 ans de négociations entre les deux partenaires marqués régulièrement par des tensions diplomatiques ne plaident pas pour la volonté réciproque de vivre sous le même toit européen. Qu'est- ce qui sous-tend alors ce marathon qui n'en finit pas de discussion d'adhésion turque à l'Union ? Que cache ce jeu de «je t'aime, moi non plus» entre les deux parties ? En réalité, la relation turco-européenne est coincée entre les besoins de leurs marchés économiques complémentaires et le type de sociétés et de mode de gouvernance si éloignés aux plans politique et culturel. Dans le domaine économique, les deux partenaires sont liés par un accord commercial et douanier datant de 1963, instituant aujourd'hui après moult réformes un marché commun satisfaisant les deux parties. Il reste tous les aspects politiques de gouvernance, de démocratie et de liberté, de valeurs culturelles et sociétales qui séparent Turcs et Européens et semblent, à première vue, inconciliables. «La Turquie ne fera jamais partie de l'UE», avait clamé haut et fort déjà en 2007 l'ex-président français, Nicolas Sarkozy, alors qu'il s'apprêtait à présider le Conseil européen en juillet 2008 et que les négociations d'adhésion avec la Turquie entraient dans leur phase décisive. Le Français justifiait son refus par l'inadéquation des valeurs musulmanes de la Turquie avec celles exclusivement judéo-chrétiennes, selon lui, de l'Europe. De son côté, la Turquie ne s'est jamais fait d'illusion sur son entrée dans l'Union comme membre à part entière, sachant qu'il faut l'unanimité des pays de l'UE, et plusieurs pays comme l'Autriche et les pays de l'Est manifestaient leur refus. Les éternels discussions d'adhésion ont été et sont utilisées exclusivement à des fins de marchandage économique et surtout d'équilibre d'intérêts géostratégiques. Du coup, les «alarmes» et menaces européennes sur la poursuite des négociations d'adhésion suite à l'adoption de la nouvelle Constitution turque ne sont rien d'autre qu'un énième épisode de surenchères politiques dans la nouvelle «bagarre» géostratégique liée à l'actualité du Proche et Moyen-Orient, notamment celle de la Syrie. Embourbée dans le conflit syrien et ses conséquences humaines (flux migratoires), l'Europe dépend pour sa sécurité et sa stabilité politique grandement de la Turquie avec laquelle elle a signé un accord, en mars 2016, attribuant à la Turquie le rôle de barrage, ou plus spécialement de frontière extérieure de l'Europe, contre l'immigration en provenance de la Syrie et aussi d'Irak, d'Afghanistan et d'ailleurs. Sachant l'impossibilité pour son pays à rejoindre l'UE, Erdogan ne se prive pas de mener son pays comme il le conçoit: un régime présidentiel où il est le seul maître à bord. La nouvelle Constitution supprime le poste de 1er ministre qui avait le pouvoir exécutif et gouvernait avec une majorité parlementaire. Désormais, le président nomme lui-même des vice-présidents, il a la latitude de légiférer par décret, contrôle le pouvoir judiciaire, centralise les pouvoirs des structures sécuritaires et ceux de l'armée, entre autres. Autant dire un régime «royaliste» absolu. C'en est trop pour les «démocraties» européennes. Ce sont des valeurs totalement étrangères à l'Europe «démocratique».

L'occasion donc de signifier son mécontentement et son «abjection» d'un tel régime constitutionnel. Dans cet affrontement, Tayyip Erdogan en rajoute à la surenchère: un référendum populaire pour rejoindre ou non l'Union européenne et un autre référendum pour le rétablissement de la peine de mort. Ce jeu de dupes et de mensonges des deux partenaires entretenu depuis longtemps arrive aujourd'hui à son terme. La Turquie et son peuple voient leurs illusions européennes s'envoler comme les nuages d'un mirage et l'Europe de justifier son refus de la Turquie dans la famille européenne par la seule ambition autoritaire de M. Erdogan. Autrement dit, l'Europe ne peut plus être accusée de refuser l'adhésion de la Turquie à la famille européenne en raison de l'incompatibilité de ses valeurs judéo-chrétiennes à celles islamistes de la Turquie, mais en raison de la nature politique du régime d'Ankara. De son côté, le président turc n'aura plus à se faire des remarques, critiques et parfois injonctions de l'Europe sur la gestion des affaires internes de son pays. Quant à l'accord douanier de libre-échange qui lie les deux partenaires, motus et bouche cousue : les affaires, le commerce et les intérêts économiques ont toujours prévalu sur la morale et les «valeurs» chez les Européens comme chez les Turcs.