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Un ordre économique instable ?

par Mohamed A. El-Erian*

LAGUNA BEACH - Le retrait des économies développées hors de l’économie mondiale - et, dans le cas du Royaume-Uni, hors des cadres économiques régionaux – a particulièrement retenu l’attention ces derniers temps. À l’heure où s’exerce une pression sur les structures sous-jacentes de l’économie globale, ceci pourrait avoir d’importantes conséquences.

Que ce soit par choix ou par nécessité, la grande majorité des économies de la planète s’inscrivent dans le cadre d’un système multilatéral qui confère d’immenses privilèges à leurs homologues du monde développé, notamment aux États-Unis et à l’Europe. Trois privilèges se dégagent.

Premièrement, dans la mesure où elles émettent les principales monnaies de réserve de la planète, les économies développées peuvent échanger contre des billets qu’elles ont elles-mêmes imprimés un certain nombre de biens et services produits par d’autres. Deuxièmement, pour la plupart des investisseurs mondiaux, les obligations d’État liées à ces économies constituent une composante quasi-automatique de la composition du portefeuille, de telles sorte que les déficits budgétaires de leur propre gouvernement sont en partie financés par l’épargne d’autres pays.

Le troisième avantage clé des économies développées réside dans le pouvoir de vote et la représentation. Elles disposent soit d’un droit de veto, soit de la possibilité d’opérer un blocage minoritaire au sein des institutions de Bretton Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale), ce qui leur permet d’influencer de manière disproportionnée les règles et les pratiques qui régissent le système économique et monétaire international. Par ailleurs, compte tenu du pouvoir de domination dont jouissent historiquement ces organisations, les ressortissants de ces États se voient de fait garantir les plus hauts postes.

Ces privilèges ont un prix – ou du moins ne devraient pas être gratuits. En effet, les économies développées sont en retour supposées honorer certaines responsabilités, qui contribuent à garantir le fonctionnement et la stabilité du système. Seulement voilà, les récents événements suscitent le doute sur la question de savoir si ces économies développées sont capables d’honorer leur part du deal.

Sans doute l’illustration la plus évidente réside-t-elle dans la crise financière de 2008. Conséquence d’une prise de risques excessive et du laxisme des réglementations dans les économies développées, le quasi-effondrement du système financier est venu perturber le commerce mondial, plongeant dans le chômage plusieurs millions de personnes, et allant presque jusqu’à pousser le monde dans une dépression de plusieurs années. D’autres écarts interviennent par ailleurs. Un certain nombre d’obstacles politiques à l’élaboration de politiques économiques globales dans de nombreuses économies développées ont par exemple entravé la mise en œuvre de réformes structurelles et de politiques budgétaires réactives ces dernières années, mettant à mal l’investissement des entreprises ainsi que la croissance de la productivité, aggravant les inégalités, et menaçant une future croissance potentielle.

Ces écarts économiques ont contribué à l’émergence de mouvements politiques anti-establishment, qui cherchent – et pour certains parviennent d’ores et déjà – à refaçonner des relations commerciales transfrontalières établies de longue date, notamment au sein de l’Union européenne et dans la zone concernée par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA).

Dans le même temps, le recours prolongé et excessif à la politique monétaire, y compris l’intervention directe des banques centrales dans les activités des marchés, conduit à la distorsion du prix des actifs ainsi qu’à une mauvaise répartition des ressources. Par ailleurs, les économies développées – en premier lieu desquelles l’Europe – semblent peu disposées à réformer des éléments obsolètes de gouvernance et de représentation au sein des institutions financières internationales, malgré plusieurs changements majeurs dans l’économie globale.

Tout ceci conduit à un système multilatéral moins efficace, moins collaboratif, moins instaurateur de confiance, et plus susceptible de bricolages ponctuels. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que la mondialisation et la régionalisation ne suscitent plus le même degré d’adhésion qu’autrefois, ni que certains mouvements politiques montants des deux côtés de l’Atlantique condamnent ces deux concepts afin de gagner en soutien à leur propre cause.

Nul ne peut à ce jour déterminer s’il s’agit d’un phénomène temporaire et réversible, ou de l’apparition d’une défiance durable face au fonctionnement de l’économie mondiale. Ce qui est clair, en revanche, c’est que cette tendance affecte deux formes majeures de relations.

La première de ces relations intervient entre les petites et les grandes puissances économiques. Pendant très longtemps, un certain nombre d’économies de faible envergure, ouvertes et correctement gérées, ont été les principales bénéficiaires du système de Bretton Woods, et plus généralement du multilatéralisme. Leur taille les rendait non seulement assoiffées d’accès aux marchés extérieurs, mais incitait également les autres acteurs du marché à les intégrer à leurs pactes régionaux, en raison des limites de leur propre potentiel de déplacement. Leur appartenance à plusieurs institutions internationales efficaces a permis à ces petits pays de prendre part à d’importantes discussions autour des politiques globales, tandis que leurs propres capacités leur ont permis d’exploiter plusieurs opportunités dans le cadre de chaînes transfrontalières de production et de consommation.

Seulement voilà, à l’heure d’une poussée nationaliste, ces petites économies ouvertes, même correctement gérées, sont vouées à souffrir. Leurs relations commerciales perdent en stabilité, les pactes commerciaux dont elles dépendent deviennent vulnérables, et leur participation aux discussions sur les politiques mondiales n’est plus aussi certaine qu’auparavant.

La deuxième forme de relation intervient entre les institutions de Bretton Woods et un certain nombre d’arrangements institutionnels parallèles. Bien qu’elles soient sans commune mesure avec des entités telles que la Banque mondiale, plusieurs institutions sous conduite chinoise se révèlent par exemple attrayantes pour un nombre croissant de pays, la plupart des alliés de l’Amérique ayant rejoint la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, malgré l’opposition des États-Unis. De même, des accords bilatéraux de paiement prolifèrent actuellement, auxquels, il n’y a pas si longtemps, la plupart des États se seraient opposés via le FMI, en raison de leur manque de cohérence par rapport au multilatéralisme. Beaucoup s’inquiètent de voir ces approches alternatives saboter, plutôt que renforcer, un système d’interactions transfrontalières prévisible, bénéfique et fondé sur des règles.

Instituées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans le but de maintenir une stabilité, les organisations de Bretton Woods risquent de perdre de leur influence, et les États qui pèsent suffisamment pour pouvoir les renforcer ne semblent à ce jour pas disposés à œuvrer avec audace pour la mise en œuvre des réformes nécessaires. Si ces tendances se poursuivent, les pays en voie de développement en seront vraisemblablement les premières victimes, et ne seront pas les seuls. À court terme, l’économie mondiale connaîtrait alors une croissance économique plus lente, ainsi qu’un risque d’instabilité financière accru. À plus long terme, elle se retrouverait confrontée à la menace d’une fragmentation systémique, ainsi que d’une prolifération des guerres commerciales.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

*Conseiller économique en chef Allianz, dirige le Conseil sur le développement global auprès du président américain Barack Obama - Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé The Only Game in Town: Central Banks, Instability, and Avoiding the Next Collapse.