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L'Arabie Saoudite s'engage dans un virage économique délicat

par Abed Charef

L'Arabie Saoudite ne manquera ni d'argent ni de pétrole. Elle veut pourtant changer, pour ne plus dépendre des hydrocarbures. Le gigantisme des chiffres lancés par le vice-prince héritier d'Arabie Saoudite, Mohamed Ben Selmane, lors de la présentation des grands projets de son pays pour les deux prochaines décennies a frappé les analystes. Mais dans ce qu'a annoncé ce jeune prince, d'à peine trente ans, et au-delà des chiffres, c'est l'ambition de changer, radicalement, son pays qui attire l'attention. Car, en plus de l'économie de son pays, Mohamed Ben Selmane veut bouleverser l'image et le fonctionnement du royaume. Ce qui montre que l'Arabie Saoudite se prépare à changer d'époque.

S'adressant avec une aisance inaccoutumée chez les dirigeants saoudiens, aussi bien à la docile chaîne de télévision MBC qu'à Bloomberg, tenant un langage de jeune trader rompu aux affaires, le prince Mohamed Ben Selmane égrène des chiffres d'une dimension inaccoutumée. Il veut lancer un fonds souverain de 2.000 milliards de dollars, et n'hésite pas à envisager de vendre cinq pour cent d'Aramco, la Sonatrach saoudienne, qui produit dix fois plus que Sonatrach. Son objectif: arriver d'ici 2030, à transformer radicalement l'économie saoudienne, pour supprimer son addiction au pétrole. Comme les autres pays du Golfe, qui ont beaucoup avancé sur ce terrain, l'Arabie Saoudite veut diversifier ses investissements, pour vivre de ses revenus non pétroliers. Faire en sorte que le PIB du pays, son niveau de vie et ses choix politiques soient moins liés au pétrole.

Nouvelle génération

Le plan émane du prince Mohamed Ben Selmane, fils du Roi, et président du Conseil des Affaires économiques et de Développement, un organe qui supervise la compagnie Aramco, la plus grande compagnie du monde. Autant dire qu'il est cautionné par le roi lui-même.

Le prince Mohamed est dans une lignée qui le place dans le premier cercle du pouvoir. Son émergence, parallèlement à celle de nombreux autres dirigeants, dont le prince héritier, confirme l'avènement d'une nouvelle génération, celle des petits-fils du fondateur du Royaume. Les nouveaux arrivants ont un profil assez similaire, mais qui tranche avec la génération précédente: formés dans les meilleures universités occidentales, dotés d'une formation moderne, ils sont impliqués dans les appareils de pouvoir et d'administration, ce qui leur donne un véritable pouvoir. Derrière les défunts Rois Fahd et Abdallah, et l'octogénaire Selmane, qui donnaient du royaume l'image d'un pays dirigé par des notables d'une autre époque, pointaient de nouveaux responsables soucieux de préparer les destinées de leur pays dans les meilleures conditions.

Ces dirigeants sont déjà omniprésents dans la haute administration, l'armée, les services de sécurité et la finance. Ils cohabitent avec une société fortement marquée par le wahabisme, mais ils sentent bien que leur pays est à l'étroit dans cet habit idéologique très strict.

Originalité saoudienne

Comme souvent dans pareil cas, ils s'attaquent à l'économie, qui a besoin de réformes structurelles d'envergure. Car contrairement à des idées très répandues, l'Arabie Saoudite assure de très fortes subventions qui concernent aussi bien l'eau que le carburant ou l'énergie. Chose encore plus étonnante, les exportations de l'Arabie Saoudite sont constituées à 15% de produits manufacturés, quand l'Algérie tourne à moins de 4% d'exportations hors hydrocarbures.

Dans un monde qui évolue très vite, les nouveaux managers de l'entreprise Arabie Saoudite veulent maintenir la place de leur pays en maîtrisant les leviers fondamentaux de sa destinée. En tête de ces préoccupations, bien sûr, contrôler le marché du pétrole, d'autant plus qu'ils savent que le monde aimerait se détourner du pétrole s'il trouvait une alternative ; mais cette fois-ci, les Saoudiens veulent aller plus loin. Ils veulent faire en sorte qu'eux-mêmes ne soient plus dépendants du pétrole, et que leur pays ne soit plus perçu comme un immense gisement de pétrole. Ils ont deux décennies pour réussir. Même si entre temps, le changement risque de susciter un peu de mécontentement.

Impact social et politique

En fait, la société saoudienne est relativement disciplinée. D'autant plus qu'une main de fer menace tout dissident. Le changement économique envisagé n'offre donc pas, à-priori, de difficultés insurmontables. Les fonds disponibles, les partenaires extérieurs sont conciliants, et le pays a le temps d'organiser tranquillement le virage.

Mais une réforme politique ne peut s'arrêter au strict volet économique. Elle débordera, tôt ou tard, sur les volets politique et social. Des intérêts aussi colossaux vont déborder les structures traditionnelles et exiger des institutions modernes. De même, une économie moderne ne peut fonctionner sans une libération complète de la force de travail, en particulier les femmes.

De là, naît l'originalité saoudienne : avec une société fortement marquée par le wahabisme, de quelle marge disposeraient des dirigeants, supposés modernes, lorsque viendra le moment d'introduire des réformes politiques et sociétales qui changeraient un peu le pays, sans toucher à ses grands équilibres?