Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La bulle éducative américaine

par Mohamed A. El-Erian *

SAN FRANCISCO – L’un des objectifs fondamentaux de tout gouvernement consiste à développer l’importance des biens publics. Mais lorsqu’elle n’est pas menée correctement, cette poursuite d’objectifs sociaux majeurs peut produire des conséquences malheureuses sur le plan économique et financier, voire engendrer des perturbations systémiques potentiellement défavorables au-delà même de ces objectifs.
 
C’est ce qui s’est produit il y a une dizaine d’années aux États-Unis, dans le cadre d’un effort visant à étendre l’accès à la propriété immobilière. Ce phénomène s’est également observé plus récemment en Chine, à l’issue d’une initiative en faveur de l’élargissement de la participation au marché des actions. Et le scénario pourrait bientôt se reproduire aux États-Unis, cette fois dans le cadre d’une démarche destinée à améliorer l’accès au financement des études supérieures.
 
Dans le premier cas évoqué, le gouvernement américain avait activement soutenu les efforts censés rendre les prêts immobiliers plus accessibles et moins coûteux, y compris via la création de toutes sortes d’instruments de prêt dits « exotiques ». Cette approche a bel et bien fonctionné, et même un peu trop. L’explosion d’une demande permise par l’endettement est venue pousser les prix de l’immobilier à la hausse, la volonté nouvelle des banques de prêter en masse ayant conduit certains à s’offrir une maison qu’ils ne pouvaient se permettre. L’éclatement de la bulle ainsi créée – cause majeure de la crise financière mondiale de 2008 – a failli plonger l’ensemble de l’économie mondiale dans une dépression de plusieurs années.
 
Dans le cas de la Chine, le gouvernement espérait qu’une plus large participation au marché boursier – via des efforts d’augmentation du cours des actions et de promotion des prêts visant l’investissement – conduirait les citoyens à faire preuve de davantage d’ouverture vis-à-vis des réformes pro-marché. Ici encore, la démarche s’est révélée trop efficace, aboutissant à la formation d’une bulle. Aujourd’hui, le gouvernement s’efforce de contrer le risque d’un désendettement chaotique, qui viendrait endommager l’économie chinoise et produire d’importants effets domino pour le reste du monde.
 
L’actuelle démarche américaine consistant à étendre l’accès aux prêts étudiants – initiative fondamentalement judicieuse, et censée permettre à davantage de personnes de suivre des études supérieures – soulève un certain nombre de risques similaires. Fort heureusement, il est encore temps d’agir face à ces risques potentiels.
 
Nul ne conteste combien l’investissement dans l’éducation est indispensable. De nombreuses études ont démontré tous les avantages découlant d’un tel investissement, que ce soit pour les individus ou la société. De plus hauts niveaux de réussite dans les études sont synonyme de plus grande prospérité, de bien-être accru, d’une moindre pression liée aux retraites, ainsi que d’une meilleure satisfaction et mobilité sociale. Le taux de chômage des diplômés de l’université aux États-Unis, qui atteint 2,5 %, correspond à environ un tiers du taux intéressant les non titulaires de l’équivalent du baccalauréat.
 
Il incombe cependant aux dirigeants politiques de déterminer la mesure dans laquelle investir pour l’éducation, de manière à maximiser les avantages sans pour autant créer des risques nouveaux. Et c’est ici que l’Amérique pourrait bien faillir.
 
Au cours des dix dernières années, une situation alliant frais de scolarité plus coûteux, plus grand nombre d’étudiants inscrits, et plus fort recours aux prêts, a conduit à presque tripler le stock de dette étudiante existante. Cette dette représente désormais plus de 1 200 milliards $, contractée pour plus de 60 % par le quartile inférieur des ménages (ceux dont le patrimoine net ne dépasse pas 8 500 $).
 
Aujourd’hui, sur dix étudiants au-delà du secondaire, sept finissent leurs études endettés, pour un volume total supérieur à celui de la dette issue à la fois des cartes de crédit et des prêts automobiles. En outre, les prêts étudiants représentent 45 % des actifs financiers détenus au niveau fédéral.
 
Aggravant davantage la situation, le retour sur investissement en matière d’éducation est en baisse, en raison d’une économie à la croissance lente et aux changements rapides, ce qui complique la possibilité pour certains diplômés de décrocher un emploi qui exploite pleinement leurs connaissances et compétences. Bien souvent, les universités n’adaptent pas suffisamment rapidement leurs programmes aux besoins de l’économie, tandis que les nouvelles technologies et modèles d’entreprise exacerbent le phénomène du gagnant qui rafle la mise.
 
Si le retour sur investissement en matière d’éducation continue de décliner, le remboursement des prêts étudiants aura tendance à évincer d’autres dépenses de consommation et d’investissement, d’autant plus que la dette étudiante présente un degré de séniorité considérable dans la structure du capital. Dans cette hypothèse, les risques de défaut de remboursement s’accentueraient, en parallèle d’une insécurité financière et d’une instabilité généralisée, le tout exacerbant le trio des inégalités (revenus, patrimoine et opportunités).
 
Bonne nouvelle cependant, bien qu’environ 10 % des emprunteurs connaissent d’ores et déjà des difficultés de remboursement, les points de non retour macroéconomiques et financiers demeurent lointains. Ceci ne doit pas pour autant justifier la suffisance, cette marge conférant simplement une opportunité d’efforts concertés visant à mettre en œuvre des mesures permettant de contrer les tendances destructrices liées aux prêts étudiants.
 
Il incombe avant tout aux dirigeants américains d’endosser la pleine responsabilité de la gouvernance économique, en s’efforçant non seulement de dynamiser la croissance, mais également d’éviter l’érosion du potentiel de croissance à long terme. Après avoir recouru pendant bien trop longtemps à une politique monétaire non conventionnelle, le Congrès américain doit désormais adopter une approche plus globale, via des mesures consistant à améliorer la formation et le bagage des travailleurs, à moderniser les curriculums en matière d’éducation, ainsi qu’à incorporer plus efficacement dans l’économie les technologies transformatrices. Accroissement des investissements en infrastructures, amélioration des politiques de fiscalité des entreprises, et mise à jour de l’approche budgétaire sont également nécessaires.
 
De leur côté, il appartient aux universités – qui ont considérablement tiré parti de l’importante disponibilité des prêts étudiants – de maîtriser leurs coûts tout en proposant une aide financière plus directe et basée sur un cadre humaniste. Un certain nombre d’universités recourt d’ores et déjà à des politiques « sans prêt », répondant entièrement aux besoins financiers avérés des étudiants au moyen d’octrois consentis par l’université et certains donateurs. Il n’est pas nécessaire que toutes les universités aillent aussi loin – et la plupart ne sont pas en capacité de le faire, dans la mesure où elles ne disposent pas de dotations suffisantes pour couvrir leurs coûts. Il est toutefois important que s’opère une avancée plus large en direction d’études supérieures financées par d’autres moyens que l’endettement.
 
Il serait également judicieux d’encourager les ménages à épargner davantage, et plus précocement, en vue de l’éducation. Il s’agirait par ailleurs de rendre plus transparentes les modalités des prêts étudiants, afin que les principaux intéressés puissent prendre des décisions responsables, tandis que les établissements à moindres coûts et sur deux ans dits « community colleges » pourraient servir de tremplin utile vers les traditionnelles études à l’université. Enfin, il serait possible d’accomplir davantage pour développer des plans de remboursement tenant compte des revenus.
 
Aucune de ces mesures ne sera facile à entreprendre. Pour autant, si les actes demeurent à la traîne par rapport aux réalités du terrain, les défis futurs s’en trouveront considérablement accentués. À l’heure où le poids croissant de la dette des emprunteurs limite leur souplesse financière et la productivité de leur contribution à l’économie, la démarche politique risque de passer de la limitation des risques futurs à la réduction de l’endettement directement au moyen de renflouements et autres radiations des prêts. Une telle évolution soulèverait d’importantes problématiques d’équité et de mauvais alignement des mécanismes incitatifs, et risquerait en fin de compte d’engendrer l’effet pervers d’une restriction de l’accès aux études.
 
Traduit de l’anglais par Martin Morel
 
* conseiller économique en chef d’Allianz, et membre du Comité exécutif international de la société, Il est également à la tête du Conseil présidentiel sur le développement global auprès de Barack Obama, et récemment auteur d’un ouvrage intitulé When Markets Collide.