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La Banque mondiale remet en cause l'un de ses dogmes

par Abed Charef

Les indicateurs économiques ne suffisent pas à évaluer le climat social. La Banque mondiale l'admet dans un récent rapport, ce qui l'amène à prendre un virage politique prononcé.

La Banque mondiale a remis en cause un de ses dogmes. Dans un rapport rendu public le 21 octobre, cette institution, qui reste pourtant l'une des meilleures références de l'économie mondiale, notamment dans ses analyses et recommandations à l'adresse des pays du Sud, a reconnu qu'elle surestimait les indicateurs économiques dans l'appréciation du degré de frustration dans de nombreuses sociétés, et particulièrement celles de la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient). Cette erreur a induit les analystes de la Banque mondiale en erreur et n'a pas permis de voir venir le «printemps arabe», admet implicitement l'organisation.

«Le recours longtemps fait aux indicateurs économiques comme baromètre du progrès dans les pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord ne rendait pas compte du degré de frustration et de mécontentement que nourrissait la région à la veille du printemps arabe», admet la Banque mondiale. Ce constat s'est imposé au lendemain du «printemps arabe», dans lequel la Banque Mondiale relève ce qu'elle considère comme un «paradoxe». Il y avait des «taux de croissance systématiquement élevés au cours des années ayant précédé le printemps arabe», selon le rapport, mais en parallèle, «les sondages menés auprès des populations indiquent une baisse brutale des scores de satisfaction à l'égard de la vie». «Des manifestations de grande envergure ont eu lieu dans un contexte pourtant marqué par l'amélioration des conditions économiques», alors que le schéma classique ne prévoit des manifestations que dans les situations de dégradation de la situation économique.

Paradoxes

Ce sentiment d'insatisfaction était en particulier perceptible au sein des classes moyennes, une catégorie à laquelle les institutions internationales accordent une place prépondérante. Dans la littérature économique des dernières années, l'élargissement de la classe moyenne est considéré comme un indicateur essentiel de la prospérité économique, elle-même garante de la stabilité politique.

Comment expliquer que l'amélioration des indicateurs économiques ne se répercute pas sur la qualité de la vie ? Le rapport de la Banque mondiale note en effet «un mécontentement croissant largement partagé à l'égard de la qualité de la vie» à la veille du printemps alors que les économies semblaient progresser. «Les personnes ordinaires étaient frustrées de voir se dégrader leur niveau de vie, une situation qui se traduisait par le manque d'emplois de qualité dans le secteur formel» et une faible prestation de services publics. Aujourd'hui, les experts de la Banque mondiale tentent de mieux comprendre ce qui s'est passé, mais ils relèvent d'ores et déjà que des dérives encore plus graves restent possibles, car «la situation a continué à se détériorer dans la région parce que nombre des facteurs à l'origine du mécontentement populaire ayant précédé le printemps arabe existent encore aujourd'hui», selon les propos de Mm Elena Ianchovichina, économiste principale pour la région MENA. Celle-ci redoute un nouvel engrenage de violence. «S'il est vrai que les revendications à elles seules n'entraînent pas de guerres civiles, les soulèvements motivés par ces revendications peuvent se transformer en guerres civiles», particulièrement dans des sociétés où «des critères ethniques ou sectaires» peuvent déraper.

INCERTITUDES

Fait aggravant, «de nombreux pays de la région semblent être au bord du chaos», alors que «l'instabilité persistante de la région MENA et les difficultés économiques pourraient entraîner des bouleversements au sein des populations, en raison du mécontentement qui ne cesse de grandir».

Ceci a naturellement amené la Banque mondiale à revoir sa démarche, pour lancer «une nouvelle stratégie pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord». Cette vision nouvelle accorde une place plus importante aux facteurs politiques, moins à l'économie, même si les experts de la Banque mondiale prennent beaucoup de précautions pour l'évoquer. «Axée sur les causes de conflit», la nouvelle stratégie «vise à promouvoir la paix et la stabilité», admet le rapport, avant d'aller plus loin : «l'un des objectifs de cette nouvelle stratégie est de rétablir les liens entre les citoyens et les pouvoirs publics, par l'amélioration de la prestation des services et l'accroissement de la transparence et de l'éthique de responsabilité». En langage clair, cela signifie que la Banque mondiale va s'occuper davantage de lutte contre la corruption et de bonne gouvernance, plutôt que de se limiter aux classiques que constituent le taux de croissance, l'inflation et le PIB. Ce qui amène la BIRD à changer de paradigme, pour situer les nouveaux enjeux politiques. «L'ancien contrat social de redistribution sans donner voix au chapitre a cessé de fonctionner avant 2011, en particulier pour la classe moyenne. Les gens voulaient se faire entendre et avoir de véritables opportunités de progrès économique», estime le rapport, qui sort l'institution de son «économisme traditionnel» pour la placer comme un nouvel acteur de politique internationale, qui assume désormais son rôle.