Faut-il intégrer
les islamistes à des processus politiques ? Faut-il ou ne faut-il pas intégrer
les islamistes au pouvoir ? Peut-on mettre sous le même vocable DAECH et les
islamistes iraniens ? Y a-t-il une différence entre le parti islamiste NAHDHA
et les frères musulmans en Egypte ? Faut-il faire une différence entre
djihadistes et islamistes ?... Autant de questions posées par Bernard Guetta
(chroniqueur de politique internationale à France Inter et Libération), lors de
sa conférence présentée, dimanche dernier, à la bibliothèque ?'ALILI'', à
l'initiative de l'Institut français de Tlemcen.
« Alors qu'on
aborde cette question, je vous dirais d'emblée, qu'à mes yeux, il ne faut pas
répondre ou tenter de répondre par oui ou par non à la question faut-il tenter
d'intégrer les islamistes à des processus politiques ? Parce que je crois que
cela dépend des situations nationales, historiques, que cela dépend des
islamistes, parce que, de même qu'il y a des mondes arabes, il y a des
islamistes extraordinairement différents aujourd'hui. Nahdha en Tunisie ce
n'est pas la même chose que des frères musulmans en Egypte, ce n'est pas la
même chose que les frères musulmans en Syrie. Les Talibans en Afghanistan ce
n'est pas la même chose, ni que DAECH, ni que les frères musulmans, ni qu'Al
Qaida d'ailleurs, même pas aujourd'hui. Alors, comment aborder le problème ? Et
là je vous propose de l'aborder à travers trois exemples différents : La
Turquie, l'Egypte, la Tunisie. Commençons par la Turquie : au début, les forces
islamistes en Turquie qui ont donné l'équipe actuelle au pouvoir depuis 2002,
qui a constamment été réélue depuis 2002 dans des élections absolument
régulières, personne ne conteste la régularité. Ce mouvement, donc, à ses
débuts, frayait beaucoup avec les services iraniens, disons ceux des premières
années de la république islamique, avec la violence terroriste, et beaucoup de
turcs les regardaient avec une extrême méfiance, jusqu'au moment où ils ont
gagné. Puis, ils ont commencé à gouverner d'une manière, disons, suffisamment
redoutable pour les turcs, pour que l'armée les fasse tomber. Et se sont
retrouvés à nouveau dans l'opposition, ne sachant plus très bien quoi faire, et
là commençait un processus à terme, un grand débat extrêmement profond entre
les tenants d'une modernisation, les tenants d'un ralliement à la démocratie,
d'un ralliement de la remontée de la Turquie à l'union européenne, ils se sont
représentés aux élections et donc ils gagnent les élections en 2002. Beaucoup
de turcs craignaient que ces islamistes aillent consolider leur position au
pouvoir, et longtemps et sûrement, ils retransformeront la Turquie en
théocratie tel le modèle iranien. Il ne s'est rien passé de cela. Ce n'était
pas du tout une évolution vers la théocratie. Ils ont conclu une alliance avec
les milieux patronaux, ils ont beaucoup libéralisé l'économie turque. Ils ont
gagné le soutien et la confiance du grand patronat et des grands consortiums,
qui sont très impressionnants par leur puissance industrielle et commerciale,
mais aussi la petite et moyenne industrie. Et soutenus par les milieux
patronaux, ils ont réussi, non pas à créer une nouvelle dynamique dans le pays,
mais ils ont réussi non seulement à ne pas la contrarier, mais à la favoriser.
Et le fait que sous leurs gouvernements successifs, l'économie s'est
considérablement développé avec un taux de croissance qui a été jusqu'à 9% par
an. Il y a une incontestable élévation du niveau de vie. En conclusion,
l'arrivée des islamistes turques au pouvoir, non seulement n'a pas brisé la
démocratie, non seulement n'a pas imposé, et pas du tout, une théocratie dans
le pays, la preuve ils ont une majorité qui gouverne'', a expliqué Bernard
Guetta. Mais, qu'est ce qui a permis cette évolution de l'islamisme turque,
s'interroge-t-il ? Deux choses essentiellement, leur premier échec ou leur
échec après leur victoire électorale, quand ils se sont heurtés à l'armée.
?'Ils ont bien dû en tirer des conclusions, et une autre chose à laquelle vous
n'êtes pas du tout étranger, qui était l'expérience, le drame des années noires
de votre pays, de la décennie noire. Ils ont en tirés des conclusions? Prenons
maintenant l'exemple de l'Egypte. Après les manifestations aspirant à la
démocratie, les islamistes, les frères, n'y participaient pas, pas du tout. Des
manifestations qui ont provoqué la chute de Hosni Moubarek, après la chute donc
de cet homme, c'est-à-dire après la chute de l'homme qui incarnait, faut-il
dire, la dictature militaire, je ne vais pas encore discuter, en tous cas la prépondérance
absolue de l'armée dans la vie politique égyptienne, le pouvoir militaire
égyptien ?!? Il y a eu des élections libres que jamais ce pays n'a connues.
Elles sont régulières. Sur le fond, personne n'en a contesté la régularité.
Comme vous savez, les islamistes remportent successivement les élections
parlementaires puis les élections présidentielles de Morsi. Première grande
différence avec les islamistes turques, ils n'ont pas les cadres nécessaires.
Ils ont les commandes, mais ils ne savent pas les manier. Alors, ils ne savent
simplement pas gérer. Ils s'avèrent totalement amateurs en politique pour
gouverner. Plus ils sont amateurs, plus leur langage de violence devient
archaïque, déplaisant énormément dans les oreilles des égyptiens, alors qu'ils
avaient été élus par une majorité plus nette du pays. Une majorité tout aussi
plus nette, on le voit aux manifestations, on le voit à l'ampleur des listes
des signatures sur les pétitions et à la majorité absolue au parlement, ils
sont rejetés par la majorité du pays, et l'armée profite de ce retournement de
l'opinion qui était très profond et très spectaculaire, pour organiser ce qu'il
faut appeler un coup d'Etat militaire contre un président élu, coup d'Etat
approuvé par la majorité du pays, mais coup d'Etat néanmoins, et l'armée
revient au pouvoir, avec l'un des siens, le général Sissi, qui prend les
commandes et devient dans la foulée Maréchal, sans flotte, sans victoire
militaire, sans rien du tout, sans autre victoire que celle remportée sur les
frères musulmans. Là, je dirais que ce renversement des islamistes par un coup
d'Etat a été une catastrophe, pour une première raison, qu'ils restent quelques
mois de plus au pouvoir, si ce n'est quelques semaines pour qu'ils éclatent et
tombent comme un fruit mûr. Ça aurait été mieux qu'un coup d'Etat. Et la
deuxième raison, c'est que ce coup d'Etat a permis le retour au statu quo en
Egypte, c'est-à-dire à l'absence totale de démocratie, l'absence totale de
liberté. Une brutalité très nette dans la répression, non seulement des frères
musulmans, mais de tous les démocrates égyptiens, notamment ceux qui avaient
organisé et participé aux manifestations contre Hosni Moubarek à la place
Tahrir, et l'Egypte, aujourd'hui, a opéré un très grand retour en arrière, parce
que non seulement on en est revenu à un pouvoir militaire, mais ce pouvoir
militaire est beaucoup moins incommodant que ne l'était Hosni Moubarek dans ses
dernières années au pouvoir'', a ajouté Bernard Guetta. Troisième exemple, la
Tunisie, quand Benali tombe. ?'Après des élections libres, la popularité des
islamistes régresse, et en face d'eux, une formidable solidarité est née. La
popularité de Ghanouchi décroissait. Les islamistes tunisiens jugent qu'il ne
faut pas rester au pouvoir, et le président Ghanouchi décida finalement de se
retirer du pouvoir, son parti ANAHDHA perd alors la coalition des autres
partis'', a souligné encore Bernard Guetta. Prévu initialement pour animer une
conférence sur ?'Cycle : les passeurs d'une rive à l'autre'', Bernard Guetta a
dû, à la dernière minute, changer son avis pour dresser un panorama général sur
les islamistes de ces trois pays (Turquie, Egypte, et Tunisie). ?'Si j'ai voulu
vous parler des crises des mondes arabes, j'insiste sur le pluriel, des mondes
arabes, parce que la grande caractéristique de la période me semble-t-il, est
qu'on ne peut précisément plus parler de monde arabe unique, tant les divisions
et les conflits, et tout simplement la diversification au fil des années et les
décennies ont été profondes. Je trouve que je comptais vous parler de la Syrie,
de l'Irak, de la rivalité renaissante, et combien menaçante, entre l'ancienne
Perse et l'Arabie, entre l'Arabie Saoudite et comme on dit aujourd'hui, l'Etat
islamique de l'Iran, du Liban, de DAECH, bref, et tous ces conflits. Mais j'ai
décidé de changer de sujet, et de parler de ce sujet tel que je le vois, en
essayant d'échanger sur cette problématique, et ce que j'ai fait hier à
l'institut d'Alger, et ce que je me propose de faire devant vous'', a-t-il déclaré
au début de son intervention, qui a connu un riche débat, ainsi, que des
réponses convaincantes de l'animateur, qui, rappelons-le a couvert pour Le
Monde, la naissance de Solidarité en Pologne, l'essor du néolibéralisme dans
l'Amérique de Reagan et l'effondrement communiste dans l'URSS de Gorbatchev.