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Pour une réglementation du carry trade

par Harold James *

PRINCETON - Durant les premières années de la crise financière mondiale, les taux de change représentaient la partie la moins intéressante du débat macroéconomique. Une proposition française en 2011 pour une réforme en profondeur du régime monétaire international n'est allée nulle part. Aujourd'hui, le sujet est devenu le centre d'une anxiété intense - avec raison.

Les guerres monétaires sont un rappel de la fragilité du processus de mondialisation. Lorsqu'une partie de ce processus commence à apparaître trop douloureuse, le public exige une intervention politique, et c'est tout le système qui risque d'aller à vau l'eau.

Les anticipations d'augmentation des taux d'intérêt aux États-Unis font grimper la valeur du dollar, alors même que l'assouplissement monétaire au Japon et en Europe pousse sur le yen et l'euro à la baisse. Au cours de l'année dernière, l'euro a perdu plus d'un cinquième de sa valeur par rapport au dollar, et il n'y a aucun signe que la tendance va s'inverser de sitôt.

La dépréciation de l'euro a été accueillie avec plaisir par les chefs d'entreprise de l'Europe. Cependant, aux États-Unis, où les gains du dollar menacent d'étouffer la reprise économique, les responsables de la Réserve fédérale expriment des signes d'inquiétude.

Les variations des taux de change pourraient avoir un impact bien au-delà du rééquilibrage à court terme du marché mondial. Le président américain Barack Obama est en train de négocier le Partenariat Trans-Pacifique avec les pays asiatiques et le Partenariat transatlantique pour le commerce et l'investissement avec l'Europe. La hausse rapide du dollar mettra de l'eau au moulin de leurs détracteurs protectionnistes au sein d'un Congrès hostile et de plus en plus obstructionniste.

En effet, les augmentations de la valeur du dollar ont depuis longtemps coïncidé avec une augmentation de la pression politique en faveur d'un protectionnisme commercial. Après tout, le moyen le plus évident pour compenser la surévaluation apparente de la monnaie d'un pays est d'imposer des restrictions sur les importations.

Au milieu des années 1980, l'appréciation du taux de change du dollar américain avait miné la compétitivité, provoquant une période de désindustrialisation rapide et douloureuse. A cette époque, la principale menace venait du Japon, et les politiciens américains ont dû composer avec une pression intense exigeant une réponse. En 1985, le Sénat américain avait approuvé à l'unanimité une résolution condamnant les pratiques commerciales déloyales du Japon et avait appelé le président Ronald Reagan à agir pour freiner les importations. Cela avait été suivi par un projet de loi proposant un prélèvement spécial sur les pays connaissant d'importants excédents commerciaux bilatéraux par rapport aux États-Unis.

Les fluctuations de taux de change actuelles seront probablement plus extrêmes, et dureront probablement plus longtemps, que la hausse de la valeur du dollar dans les années 1980 ou que la volatilité des années 1930 quand, suite à la crise financière qui a déclenché la Grande Dépression, les pays s'étaient prêtés à une série de dévaluations compétitives de leur monnaie.

Le problème tient à ce qui est appelé le carry trade, une stratégie financière commune par laquelle un investisseur emprunte de l'argent dans une monnaie présentant un taux d'intérêt faible pour acheter des actifs dans une monnaie présentant un taux plus élevé. Le différentiel de taux d'intérêt, souvent combiné avec un fort effet de levier, engendre un bénéfice lorsque les prêts sont remboursés.

Lorsque les taux de change sont stables et prévisibles, le carry trade est relativement sûr. Or, ceci est rarement le cas. Tout d'abord, la pratique a tendance à exacerber les écarts entre les taux de change, puisque les investisseurs vendent la monnaie dans laquelle ils ont emprunté pour faire leurs achats. Cela crée une incitation à s'endetter davantage, parce que la valeur réelle de l'emprunt est susceptible d'être plus faible lorsque vient le temps de rembourser.

Les grandes sociétés qui empruntent à travers des opérations de carry trade se considèrent comme des investisseurs sophistiqués, capables de prédire le moment auquel les taux de change sont sur le point de s'inverser. Malheureusement, cela ne fait qu'augmenter le risque et la possibilité d'un renversement soudain lorsque l'argent finit par retourner soudainement dans la monnaie empruntée pour tenter de rembourser les prêts avant que le taux de change ne s'élève à un niveau générant des pertes. En outre, toute stratégie de couverture contre un tel renversement ne fait que déplacer le risque ailleurs dans le système financier international.

Les dangers sont bien réels. Dans les années 1980, les gouvernements ont répondu aux fortes fluctuations des taux de change au moyen d'interventions actives, qui ont réduit de manière intentionnelle la valeur du dollar en 1985, pour tenter de le stabiliser seulement 18 mois plus tard. Ces initiatives servaient un but politique - calmer les protectionnistes. Mais elles ont aussi provoqué une grave instabilité financière, contribuant à un grand krach boursier en octobre 1987.

Il existe un précédent historique qui pourrait servir de modèle, si seulement nous pouvions mobiliser la volonté politique de l'examiner. Dans les années 1930, John Maynard Keynes s'est exprimé en faveur de limites à la circulation des capitaux afin d'atténuer les conséquences les plus néfastes de la mondialisation. L'équivalent aujourd'hui serait d'adopter des règlements sur le carry trade. Les décideurs politiques feraient bien de considérer cette option - avant qu'il ne soit trop tard.

Traduit de l'anglais par Timothée Demont

* Professeur d'histoire et d'affaires internationales à l'Université de Princeton,professeur d'histoire à l'Institut universitaire européen de Florence, et un senior fellow au Center for International Governance Innovation.