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L auto-perturbation créative

par Mohamed A. El-Erian *

LAGUNA BEACH - Comme de nombreux lecteurs, je me souviens encore très bien de l'époque où Nokia était le principal acteur sur le marché des téléphones mobiles avec plus de 40%, quand Apple n'était qu'une entreprise d'informatique. Je me souviens quand Amazon n'était connue que pour les livres et des taxis sales ou des limousines haut de gamme comme seule alternative aux transports en commun ou à ma propre voiture. Et je me souviens de la concurrence mutuelle entre les Four Seasons, les Ritz Carlton et les St. Regis, pas avec Airbnb.

D'accord, je me fais peut-être vieux, mais je ne suis pas si vieux que cela. Ces changements ont eu lieu récemment et rapidement. Comment cela s'est-il produit ? Le rythme du changement va-t-il rester aussi rapide, ou bien va-t-il encore s'accélérer ? Et comment les entreprises doivent-elles répondre ?

Un secteur peut se transformer par des réformes de haut en bas au niveau économique, financier, politique et réglementaire. Mais les sociétés comme Airbnb, Amazon, Apple, et Uber illustrent un autre type de transformation : des acteurs avisés envahissent les secteurs apparemment sans rapport des concurrents et tirent brillamment parti de leurs possibilités énormes sans précédent. Fait important et contre-intuitif, cela sert donc leurs propres compétences de base, plutôt que celles du secteur qu'ils cherchent à perturber.
 
En effet, plutôt que d'utiliser des approches et des processus existants pour exercer leur concurrence, ces acteurs ont créé des plans de jeu radicalement nouveaux, ont réécrit les règles du secteur d'activité de la cible. Leur créativité et leur passion leur ont permis de dompter (voire parfois même de détruire) en un temps record certains géants moins enclins à s'adapter.

Le point essentiel de la réussite de ces entreprises a été leur compréhension d'une tendance fondamentale qui a touché presque tous les secteurs : l'autonomisation de l'individu par le biais d'Internet, la technologie des applis, la numérisation et les médias sociaux. En outre, les sociétés plus traditionnelles restent concentrées sur leur environnement macro, faute de pouvoir répondre adéquatement aux nouvelles forces en présence au niveau microéconomique.

Si les sociétés existantes espèrent rivaliser dans ce nouvel environnement, façonné à la fois par des forces descendantes et ascendantes, elles vont devoir s'adapter, anticiper les nouveaux acteurs perturbateurs et trouver un moyen de les perturber. Sinon elles risquent de subir un destin similaire à celui de Nokia, qui a été désintermédiée par une entreprise technologique (Apple) et rachetée par une autre (Microsoft).
 
Dans ce but, les entreprises doivent reconnaître que les facteurs de l'offre et de la demande sont ou seront des moteurs de la transformation de leurs paysages concurrentiels. Du côté de la demande, les consommateurs attendent beaucoup plus des produits et des services qu'ils utilisent. Ils veulent de la vitesse, de la productivité et de la fonctionnalité. Ils veulent une connectivité facile et un niveau accru de personnalisation. Et comme le montre le succès de services comme TripAdvisor, ils veulent participer davantage, avec des entreprises qui répondent plus rapidement à leurs commentaires par de réelles améliorations.

Du côté de l'offre, les progrès technologiques renversent d'anciennes barrières à l'entrée. Le service de voiture en ligne Uber a adapté les technologies existantes pour transformer un secteur longtemps préservé, qui a trop souvent fourni un service cher et de bas niveau. " L'offre " de chambres d'Airbnb dépasse de loin tout ce à quoi peuvent raisonnablement aspirer les hôtels traditionnels.
 
Une société existante doit être hautement spécialisée, bien protégée ou stupide pour ignorer ces perturbations. Mais alors que certaines sociétés bien établies dans des secteurs traditionnels sont déjà à la recherche de moyens de s'adapter, d'autres doivent encore faire beaucoup d'efforts.

La branche automobile est un secteur traditionnel dans lequel des progrès sont à l'œuvre et où les sociétés poursuivent la numérisation. Bien que de nouveaux venus puissent sans aucun doute perturber les plates-formes de production en place (Tesla Motors d'Elon Musk en est un exemple frappant), ils sont rares. De nos jours, la menace concurrentielle la plus répandue provient de sociétés issues d'autres domaines, capables d'éroder la proposition de valeur au client, après la vente de la voiture.

Les entreprises du secteur automobile reconnaissent qu'au fil du temps l'expérience numérique dans les voitures qu'ils produisent va régir une part plus importante de l'excédent de consommation, dû en grande partie à l'éventualité d'importantes marges de profit et d'économies d'échelle. En conséquence, ils adaptent leurs véhicules au nouveau partage de l'économie, en aidant les conducteurs à rester bien connectés dans leur voiture, en augmentant la portée des services après-vente et en préparant le passage de la motorisation individuelle au covoiturage.

Les banques elles aussi doivent s'adapter, mais beaucoup plus lentement et avec quelques hésitations. Si elles souhaitent progresser, elles doivent faire davantage que simplement fournir des applis et des services bancaires en ligne. Leur but doit être un engagement holistique des clients, qui recherchent non seulement le confort et la sécurité, mais aussi plus de contrôle sur leur avenir financier.
 
Dans ces secteurs comme dans beaucoup d'autres, le paysage concurrentiel va sans aucun doute devenir plus complexe et plus imprévisible. Mais quatre orientations générales peuvent aider les gestionnaires à adapter efficacement leurs mentalités et leurs modèles économiques, afin de faciliter les auto-perturbations de manière ordonnée et constructive.

Premièrement, entreprises doivent moderniser les compétences de base en analyse comparative au-delà des limites étroites de leur secteur.

Deuxièmement, elles doivent accorder davantage d'attention à leur clientèle, notamment en sollicitant des critiques et en répondant aux commentaires de manière avenante.

En troisième lieu, les gestionnaires doivent reconnaître la valeur des données recueillies dans les opérations quotidiennes de leurs entreprises et s'assurer d'une gestion intelligente et sûre.

Enfin, les forces au niveau micro, susceptibles d'apporter des transformations à l'échelle du segment, doivent être internalisées à tous les niveaux de la société.

Les entreprises qui appliquent ces directives auront de meilleures chances de s'adapter à ce qui motive la reconfiguration rapide actuelle de secteurs entiers. L'argument décisif, une fois de plus, est celui de l'offre et de la demande : plus que jamais, les consommateurs veulent (et s'attendent légitimement) à trouver des outils moins chers, plus intelligents, plus sûrs et plus efficaces, pour vivre une expérience plus autonome. Les entreprises incapables de répondre à cette demande vont se rendre compte que leurs jours sont comptés.

* Conseiller économique en chef d'Allianz et membre de son Comité exécutif international, président du Conseil de développement mondial du Président Barack Obama. Il a publié dernièrement When Markets Collide.