Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le dangereux discours sur les chrétiens d'Orient

par Abed Charef

Sauver les chrétiens d'Orient ? L'idée est généreuse. Encore faut-il savoir qui les menace.

François Hollande et François le pape ont lancé une nouvelle croisade. Au sens premier du terme. Dans une répartition des rôles assez troublante, le second a demandé d'assurer la protection des chrétiens d'Orient, pendant que le premier suggérait d'envoyer des troupes pour le faire.

Le pape a dénoncé la «brutalité insensée» dont ont fait preuve les djihadistes somaliens contre les étudiants de Garissa, au Kenya. Il a aussi dénoncé «le silence complice» et «l'indifférence» devant la «furie djihadiste» dont sont victimes les chrétiens en Irak, en Syrie et ailleurs. Un haut responsable du Vatican avait de son côté affirmé que les chrétiens sont «les victimes désignées et les plus fréquentes» dans de nombreux pays.

Dans le même temps, la France proposait aux Nations unies un plan pour protéger ces minorités persécutées en Orient. Un plan, dans la grande tradition coloniale, avec des sanctions, la possibilité d'envoyer des troupes, d'engager des poursuites contre les auteurs de «crimes», et une possibilité d'intervention. Il appartiendrait évidemment aux pays occidentaux, à travers le Conseil de sécurité de l'ONU, de juger de la nécessité d'intervenir, de punir et qui punir. Nul doute qu'ils feront preuve du même discernement qu'ils ont montré en Irak, en Syrie, en Libye et ailleurs.

Mustapha Cherif, très engagé dans le dialogue interreligieux, avait déjà souligné les failles du discours du pape lorsqu'il s'agit d'évoquer les groupes djihadistes. Le pape commet trois erreurs, avait-il dit. Il confond islam et islamisme, il oublie les causes qui ont mené à ces dérives des groupes djihadistes et il établit une hiérarchisation des drames. 90% des victimes des groupes djihadistes sont des musulmans, avait rappelé Mustapha Cherif, même si on trouve souvent un discours primaire sur la lutte contre les juifs et les croisés dans la littérature djihadiste.

Sur un autre point, le discours du pape et celui de la diplomatie française sont dangereux. En assimilant les chrétiens d'Orient à une communauté qui serait occidentale, ou proche de l'Occident, et dont la défense devrait être prise en charge par l'Occident, il donne précisément du crédit au discours djihadiste basé sur une vision manichéenne selon laquelle les chrétiens seraient un cheval de Troie d'un Occident toujours à l'affût. Tout en dénonçant le communautarisme, le discours occidental consacre, de fait, ce communautarisme, en désignant les victimes par leur appartenance religieuse. Faut-il défendre ces chrétiens d'Afrique et d'Asie parce qu'ils sont persécutés, ou parce qu'ils sont chrétiens ?

Dans la même veine, il faudrait défendre tous les chrétiens d'Orient. Y compris ceux de Palestine. Là, c'est le silence total, depuis des décennies. Les grandes figures de la résistance palestinienne n'avaient jamais mis en avant leur religion chrétienne. Les pays occidentaux les avaient classées comme terroristes.

Autre point qui ne peut être passé sous silence, la détresse des chrétiens de Syrie et d'Irak a pour origine une intervention occidentale. Impossible de la nier. Ce fut une conséquence mécanique de décisions occidentales, qui ont transformé un glacis autoritaire en un chaos meurtrier. Indépendamment de la nature des régimes antérieurs d'Irak et de Syrie, les chrétiens y étaient protégés, parfois même choyés, précisément pour plaire à l'Occident.

QUAND LE CROYANT ECRASE L'HOMME

Mais le plus contestable dans ce que dit le pape est cette volonté, délibérée ou non, d'identifier ce qui est chrétien à un monde, et ce qui est musulman à un autre monde, par définition antagoniques. Le pape est un homme de religion, et à ce titre, il voit le monde à travers son prisme, qui n'est pas le meilleur. Cette vision occulte les intérêts politiques et économiques qui provoquent les tensions en Orient. Elle finit par conforter la rhétorique des groupes djihadistes pour qui le monde se partage en croyants et non-croyants. Par contre, Laurent Fabius connaît parfaitement tout ce soubassement politique. Ce qu'il dit relève du cynisme pur et simple, car il sait qui est qui et qui fait quoi.

Les chrétiens d'Irak, de Syrie et d'ailleurs sont orientaux, pas occidentaux. L'Irak et la Syrie sont leur terre. Ils y vivent les mêmes déchirements que toutes les autres communautés. Surmédiatiser leurs souffrances provoque un clivage entre eux et les autres, ce qui n'est jamais bon signe. Mettre en avant ce discours sur l'appartenance religieuse occulte le reste. Le croyant écrase l'Homme, qui a besoin d'être défendu partout, au Kenya, en Palestine, en France et Birmanie.

Et puis, qui peut croire que George Bush, François Hollande ou le pape vont défendre Amine Malouf, l'immense El-Akhtal, Omar Sharif, Georges Habache, Ennabigha Eddhoubiani ou Youcef Chahine ? S'il faut protéger les chrétiens d'Orient, il faut les protéger d'abord de ceux qui veulent les sauver. Ce sont les plus dangereux.