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Classes vides dans un pays déclassé

par Abed Charef

Comment un enseignant peut-il envisager que ses élèves puissent être sanctionnés par une année blanche sous prétexte que lui-même est mal payé, mal logé, ou insuffisamment rémunéré ?

Ce n'est plus une impasse, c'est un entonnoir. La grève dans l'éducation est entrée dans un engrenage destructeur. Les partenaires de la crise ont oublié l'essentiel, l'élève. Ils se sont engagés dans un bras de fer ; ils tentent, chacun de son côté, de démontrer qu'ils ont raison, ils veulent prouver qu'ils sont déterminés, fermes, prêts à aller jusqu'au bout, qu'ils ne céderont jamais face au chantage de l'autre camp, etc. Ils organisent des rencontres pour décortiquer les mensonges de l'autre, ils interviennent sur les plateaux télé pour rappeler les engagements non tenus, et dénoncent les manœuvres dilatoires de l'ennemi.

Entre-temps, la grève continue, hypothéquant une année scolaire définitivement entachée. Un cadre de l'enseignement secondaire est formel. Pour certains élèves, il est déjà trop tard. Quels que soient les efforts fournis, il leur sera impossible de récupérer le temps perdu. Des classes d'examen en pâtiront, définitivement.

Cette situation a déjà été vécue par le passé, mais personne n'en a tiré les leçons. L'administration a essayé, cette fois-ci, de contourner les enseignants, en lançant une idée ridicule concernant des CD, une plateforme et des cours dispensés à la télé pour sauver l'année. Mme Benghebrit, qui a tenu un brillant discours sur la nécessité de rénover, d'augmenter le nombre de semaines de cours, de discuter pour améliorer le volet pédagogique, s'est retranchée dans la forteresse administrative pour menacer et mépriser les enseignants, laissant entendre qu'on peut se passer d'eux en ayant recours à différentes formules.

Fait-elle l'objet d'une cabale montée par les adversaires de la réforme ? Ses mesures ont-elles réveillé les corporatismes ? Peut-être. Mais cela ne peut ni justifier des méthodes aussi légères, ni occulter le fond politique du dossier.

SACRIFICES ET NIHILISME

La réaction de l'administration n'est pas une surprise. Cela fait longtemps qu'il n'y avait rien à attendre de ce côté-là. Ce que sait faire l'administration, c'est menacer, corrompre, ou distribuer de l'argent. «Les grévistes savent que l'administration est en mauvaise posture. Ils appuient là où ça fait mal», affirme un enseignant.

L'espoir était donc du côté des enseignants. Que feraient-ils ? Tiendraient-ils compte du nécessaire équilibre entre la défense de leurs intérêts et la nécessité de préserver l'intérêt de l'élève? Feraient-ils preuve de plus de responsabilité, de pondération, pour savoir jusqu'où aller, sans que cela ne débouche sur un désastre, eux qui sont face aux élèves au quotidien?

Les grévistes ont fait un choix inverse. Ils se sont barricadés dans la défense de leurs intérêts, rejetant sur l'administration la responsabilité de l'échec des négociations. Ils ne se rendent pas compte qu'il ne sert à rien de savoir qui est responsable de l'écroulement de la maison, mais que le plus important est d'éviter qu'elle ne s'écroule.

Les enseignants ne se sont pas rendus compte que leur grève a changé de nature, que l'enjeu n'est plus de réaliser leurs objectifs, mais de sauver une année scolaire que l'administration n'est visiblement pas en mesure de sauver. Les revendications des grévistes sont-elles légitimes ? L'administration leur a-t-elle menti ? A-t-elle manqué à ses engagements ? Ces questions sont importantes et légitimes, mais elles sont dépassées. Elles ne constituent plus le cœur du problème. Dans leur radicalisme, les grévistes évoquent une possible année blanche. Se rendent-il compte de quoi ils parlent ? Comment un enseignant peut-il envisager que ses élèves puissent être sanctionnés par une année blanche parce que lui-même est mal payé, mal logé, ou insuffisamment rémunéré ? Le courage n'est pas de défier la ministre, quel qu'en soit le prix, mais d'assurer un bon déroulement de l'année scolaire, y compris quand le ministère multiplie les bourdes et les provocations.

MISE A JOUR

Mais au-delà de la grève, il devient évident que l'Algérie a besoin d'une mise à jour, non seulement au sein du pouvoir, mais aussi dans les méthodes de lutte politique et contre les injustices. La lutte est nécessaire, vitale. La détermination est indispensable. Mais l'adaptation des moyens à l'objectif est tout aussi vitale.

Sans aller à des exemples extrêmes (pourquoi fait-on la guerre en Syrie aujourd'hui ? Qui a raison, qui a tort ? ), il devient évident que la dislocation institutionnelle impose une révision déchirante des méthodes utilisées pour appuyer des revendications. Particulièrement quand on a en face un pouvoir totalement déclassé, incapable de résoudre la moindre crise. Couper des routes, brûler le siège de l'APC et de la daïra est devenu un classique d'une banalité affligeante. La grève illimitée aussi. C'est vrai que c'est souvent le seul moyen de résoudre un problème.

Mais toutes ces énergies gaspillées méritent un meilleur sort. Elles ont besoin d'être canalisées pour un autre projet, plus global, en vue d'en finir avec un modèle de gestion qui constitue désormais le principal problème du pays. L'Algérie n'a pas besoin de grèves et de routes coupées, elle a besoin de passer à un système politique où l'élève est pris en charge de sept heures le matin à 19 heures.

Utopie? Non. C'est un projet très simple, moins coûteux, et plus efficace. Il suffira juste de se mettre à jour.