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Le mirage d’une hausse du dollar

par Barry Eichengreen *

NEW-YORK – Pratiquement tous les grands pontes de l’économie prédisent une hausse du dollar en 2015 - ce qui va pousser les investisseurs à miser de grosses sommes sur la devise américaine. Pourtant cette stratégie pourrait être une erreur colossale.

Le consensus des économistes traduit le fait que l’économie américaine est pratiquement la seule parmi les pays développés dont les perspectives de croissance s’améliorent. Très récemment le ministère américain du commerce a révisé à la hausse le taux de croissance du PIB américain pour le 3° trimestre 2014 qu’il estime maintenant à 5%, le taux le plus élevé depuis 11 ans.

Cette révision du taux de croissance est basée essentiellement sur la consommation des ménages et les investissements des entreprises, autrement dit les composants les plus stables du PIB. Le moral des ménages est à son plus haut niveau depuis 2007. Le faible prix du pétrole qui entraîne une diminution du prix de l’essence à la pompe constitue un encouragement à la consommation des ménages qui disposent ainsi de plus de liquidités. Aux USA le taux de chômage est de 5,6% et il continue à baisser.

Tout cela renforce non seulement la confiance dans la croissance américaine, mais également l’idée que la Réserve fédérale va diminuer les taux d’intérêt, probablement dès début avril, ce qui incite encore davantage les investisseurs à acheter des dollars.
 
Par contre les autres grandes économies sont en mauvaise posture. C’est notamment le cas de l’Europe où le spectre de la déflation se fait de plus en plus menaçant. En l’absence d’autre choix, que cela plaise ou non à l’Allemagne, il est pratiquement certain que la Banque centrale européenne va poursuivre une politique de relâchement monétaire. Les responsables européens accueilleront favorablement une baisse de l’euro qui va améliorer la compétitivité, au moins dans une certaine mesure.

En Asie, les incertitudes qui pèsent sur l’économie japonaise ont poussé la Banque du Japon à accroître ses achats de titres, ce qui laisse entrevoir la perspective d’une baisse du yen. Et les signes incontestables d’un ralentissement de la croissance chinoise conduisent les investisseurs à se demander pour la première fois depuis des années si le gouvernement chinois va chercher à provoquer une baisse du yuan chinois par rapport au dollar.
 
Les perspectives de croissance des autres pays émergents sont encore plus mauvaises - notamment en raison du faible prix des matières premières. Ils peuvent donc s’attendre à une baisse des flux de capitaux entrants, ce qui affaiblira leurs devises.

Tels sont les arguments supposés inattaquables en faveur d’une hausse du dollar. Pourtant ils prêtent le flanc à la critique.

Les facteurs sur lesquels se basent les prévisions d’un renforcement du dollar n’ont rien de nouveau. C’est une première raison de les mettre en doute. Depuis plus de 6 mois les marchés s’attendent à une croissance relativement forte aux USA, ainsi que le montre la hausse de 9% de la valeur du dollar pondéré en fonction du commerce extérieur.

C’est pourquoi seul un changement dans les fondamentaux pourrait renforcer encore le dollar (si les résultats de l’économie américaine sont bien meilleurs que prévu et si la Fed procède à un resserrement monétaire plus tôt que prévu, ou encore si les résultats des autres économies sont bien plus mauvais que ce qui était attendu). En deux mots, les taux de change ayant déjà intégré les prévisions des marchés, le dollar peut tout aussi bien monter que descendre.
 
Le deuxième risque est que même en tenant compte des prévisions actuelles en matière de croissance, les investisseurs anticipent exagérément le resserrement monétaire. La Fed augmentera les taux d’intérêt seulement au moment où elle estimera que l’économie approche du plein régime et que l’inflation (notamment l’inflation des salaires) s’accélère.

La participation de la main d’œuvre sera un élément clé de cet environnement. Pour le moment le faible taux de chômage officiel tient en partie à la baisse du taux de participation des travailleurs au marché de l’emploi, particulièrement ceux de la tranche d’âge de 25-54 ans.
 
Mais des signes montrent que ce taux de participation se stabilise ou pourrait même monter. Dans ce cas, le taux de chômage ne baissera plus et la pression à la hausse sur les salaires sera moins forte. La Réserve fédérale retardera alors la mise en œuvre du resserrement monétaire plus longtemps que prévu.

Enfin, des problèmes financiers inattendus (suscités par exemple par la baisse du prix du pétrole) pourraient mettre un coup d’arrêt à la croissance américaine et décourager la Fed de procéder à un resserrement monétaire. Après la Chine et le Japon, les pays exportateurs de pétrole (notamment la Russie) sont les principaux détenteurs de titres du Trésor américain. Si les revenus du pétrole baissent encore, ces derniers pourraient être contraints de vendre leurs titres et utiliser les dollars ainsi obtenus pour défendre leur devise sur les marchés des changes ou pour sauver les banques en difficulté comme la Trust Bank de Russie - une institution de taille moyenne que le gouvernement russe a secouru en décembre. Cette situation pourrait creuser la dette américaine et freiner la croissance, ce qui affaiblirait le dollar et mettrait les investisseurs en mauvaise situation. Les conséquences pourraient être graves.
 
Les prévisions en matière de taux de change relèvent de l’attrape-nigaud. Les variations de ces taux sur une période d’un an ne suivent pas les modèles théoriques. Le comportement des marchés des changes surprend régulièrement les investisseurs les plus compétents, et les conduisent parfois à la ruine. A tant miser sur les prévisions actuelles, il serait sans doute utile d’envisager les conséquences d’une nouvelle erreur.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

* est professeur d’Histoire et des institutions américaines à l’université de Cambridge et professeur d’économie à l’université de Californie à Berkeley,Son dernier livre , Hall of Mirrors: The Great Depression, The Great Recession, and the Uses – and Misuses – of History (Oxford University Press), vient de sortir.