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La restructuration de la dette en question

par Barry Eichengreen*

BERKELEY – Parfois les pires intentions engendrent les meilleurs résultats. C’est le cas pour la dette de l’Argentine, de manière tout à fait inattendue.

L’histoire commence avec la crise financière argentine de 2001-2002. Nul ne conteste combien cette crise a laissé le pays absolument démuni face au remboursement de ses dettes. L’Argentine s’est par la suite fait des ennemis, en attendant pas moins de quatre ans avant de commencer à négocier avec ses créanciers, pour ensuite ne proposer que des modalités de règlement usurières par rapport aux précédentes restructurations de sa dette.

Ces modalités sont néanmoins apparues acceptables aux yeux de la grande majorité des créditeurs du pays, qui ont troqué leurs anciennes créances pour de nouvelles, d’une valeur de 30 cents sur le dollar. Un poignée de créanciers s’est toutefois montrée réfractaire, procédant à l’achat des obligations restantes à bas prix, pour ensuite faire appel aux tribunaux, plus précisément à la Cour fédérale du district sud de New York, en réclamant un paiement en intégralité.

Or, cette stratégie extravagante a rencontré un succès inattendu, lorsque le juge fédéral Thomas Griesa s’est prononcé en faveur des créanciers réfractaires. Griesa a d’une manière toute particulière réinterprété la clause pari passu – clause d’égalité de traitement – au sein des contrats régissant les dettes, décidant que les fonds « vautours » réticents à participer aux échanges de dette initiaux seraient en droit de percevoir non pas 30 mais 100 cents sur le dollar.

La décision de Griesa a ainsi menacé de défavoriser la Bank of New York Mellon, agent du gouvernement argentin, si celle-ci venait à payer d’autres détenteurs d’obligations sans rémunérer également les vautours. Concrètement dans l’impossibilité de rembourser sa dette selon les modalités renégociées, l’Argentine n’a par conséquent eu d’autre choix que de se retrouver à nouveau en défaut.

Rares ont été les protagonistes de cet épisode à se montrer irréprochables. Les tactiques agressives et les mesures inconstantes adoptées par l’Argentine ne lui ont pas attiré la sympathie des investisseurs. Les vautours n’ont fait preuve d’aucun scrupule à son égard, réalisant des profits au détriment du contribuable argentin. Et voici qu’ils déploient aujourd’hui cette même stratégie vis-à-vis de la République démocratique du Congo, pays parmi les plus pauvres de la planète.

Griesa n’a pour sa part montré aucun remords quant au bouleversement de l’ordre financier, générant une situation dans laquelle les échanges d’anciennes obligations contre de nouvelles sur la base du marché sont utilisés pour restructurer la dette de pays pourtant dans l’incapacité de payer. En rendant cette restructuration impossible pour les États souverains, il les a effectivement privés de la possibilité d’emprunter aux États-Unis. Ignorant formidablement les précédents historiques ainsi que le bon sens économique le plus basique, Griesa a plongé les marchés financiers internationaux dans la tourmente.

Ceci a suscité diverses suggestions en faveur d’une réforme des marchés de la dette souveraine. Renouant avec les concepts avancés au lendemain du défaut initial de l’Argentine, certains experts ont proposé la création d’un tribunal international des faillites, au sein même du FMI. D’autres ont suggéré que l’Argentine émette des obligations dans le cadre de la législation européenne – voire nationale.

L’expérience démontre néanmoins la faible propension des détenteurs d’obligations à subordonner leurs créances auprès de quelque tribunal international hypothétique de ce type. La seule évolution qui leur déplairait davantage consisterait à voir les modalités des obligations imposées par des tribunaux aussi faciles à manipuler que ceux de l’Argentine. Quant à emprunter en devises européennes, Griesa a rapidement déclaré que ses décisions couvriraient également de telles obligations.
   
Fort heureusement, il existe une solution simple à ces difficultés. Il s’agirait en effet pour les investisseurs d’utiliser un langage particulier au sein des contrats régissant les obligations, qui ne laisserait aucune place aux fonds vautours.

La clause pari passu pourrait tout d’abord être clarifiée, en spécifiant garantir une égalité de traitement pour les titulaires d’obligations effectifs, et non pour les détenteurs existants et titulaires initiaux dont les créances seraient d’ores et déjà éteintes.

Deuxièmement, il serait possible aux émetteurs d’ajouter des « clauses d’agrégation, » spécifiant qu’un accord soutenu par une majorité qualifiée des détenteurs d’obligations d’un État donné – disons deux tiers – serait contraignant pour tous. Une évolution s’était déjà exprimée à l’issue du défaut initial de l’Argentine, en faveur de l’ajout de « clauses d’action collective » permettant aux détenteurs d’une émission obligataire individuelle de procéder à un vote contraignant aux fins de l’acceptation d’une offre de restructuration.

Cette évolution n’avait toutefois pas empêché les vautours de bloquer le processus en procédant à l’achat d’un tiers d’une émission obligataire. En revanche, l’achat d’un tiers du stock de dette intégral d’un État – exigé pour conférer une possibilité de blocage lorsque les détenteurs d’obligations votent tous ensemble – représenterait une démarche beaucoup plus coûteuse.

En 2003, dans un article paru au sein de l’American Economic Review, Ashoka Mody et moi-même nous étions exprimés en faveur de telles dispositions. Il s’agit grosso modo des modalités que l’International Capital Market Association – qui réunit les plus grands investisseurs et émetteurs – a désormais accepté de mettre en œuvre, sous réserve de quelques détails supplémentaires qu’il ne s’agit pas ici d’examiner.

Comment expliquer le caractère tardif de cette démarche ? La réponse réside en ce que l’exercice consistant à gagner le consentement des investisseurs constitue une mission quasi-impossible. En l’espèce, il a été nécessaire que le Trésor américain fasse activement usage de son leadership en coulisses.

L’accord conclu n’est pas parfait, et plusieurs difficultés demeurent. Dans la mesure où les nouvelles dispositions contractuelles ne peuvent aisément être aménagées autour d’obligations anciennes, il faudra plusieurs années avant que ces clauses ne soient intégrées à l’ensemble du stock de dette. Et bien que l’instauration d’un tribunal international des faillites puisse constituer une solution beaucoup plus efficace, elle n’en demeure pas moins une tâche difficile. Les investisseurs sont dans le vrai lorsqu’ils affirment combien, au sein des marchés de capitaux internationaux, la perfection est l’ennemie du bien.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

*Professeur d’économie et de sciences politiques à l’Université de Californie de Berkeley.