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La fragmentation de Bretton Woods

par Mohamed A. El-Erian *

LAGUNA BEACH – Le monde a considérablement changé depuis que les dirigeants politiques des 44 pays alliés se sont réunis en 1944 à Bretton Woods, dans le New Hampshire, pour créer le cadre institutionnel de l’ordre économique et monétaire à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce qui n’a pas changé dans les institutions de ces sept dernières décennies (le Fonds monétaire international et la Banque mondiale) semble avoir besoin de se doter à présent d’institutions multilatérales fortes. Mais le soutien politique national aux accords de Bretton Woods est au plus bas, ce qui sape la capacité de l’économie mondiale à atteindre son potentiel et à apporter sa contribution à l’insécurité géopolitique.

Lorsque de la Conférence de Bretton Woods a été organisée, ses participants ont compris que le FMI et la Banque mondiale faisaient partie intégrante de la stabilité mondiale. En effet, les deux institutions ont été conçues pour décourager certains pays d’adopter des mesures à court terme qui pourraient nuire aux performances des autres économies, inciter à des mesures de rétorsion et finir par endommager l’économie du monde entier. En d’autres termes, elles étaient destinées à éviter le genre de mesures protectionnistes que plusieurs grandes économies ont adoptées pendant la Grande Dépression des années 1930.

En outre, en encourageant de meilleures mesures de coordination et en mettant en commun les ressources financières, les institutions de Bretton Woods ont amplifié l’efficacité de la coopération internationale. Et elles ont amélioré la stabilité en proposant une assurance collective aux pays confrontés à des difficultés temporaires ou ayant du mal à répondre à leurs besoins de financement et de développement.

Il est difficile d’identifier plus d’une petite poignée de pays qui n’aient pas bénéficié d’une certaine façon du FMI ou la Banque mondiale. Pourtant les pays semblent encore hésitants à contribuer à la réforme et au renforcement de ces institutions. En fait, un nombre croissant de pays systémiquement importants ont pris des mesures qui minent le FMI et la Banque mondiale, même si cela a lieu bien souvent par inadvertance.

Ces dernières années, la pression politique nationale a poussé les gouvernements occidentaux à adopter des mesures de plus en plus isolationnistes. Et il y a quelques semaines à peine, les pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont agi pour appuyer la formation d’une réserve de devises, pour faciliter les pressions à court terme sur les liquidités et pour créer leur propre banque de développement : un défi direct pour le FMI et la Banque mondiale.

En effet, contrairement aux accords parallèles, qui ont toujours été régionaux par nature et destinés à compléter les activités du FMI et de la Banque mondiale, la Nouvelle Banque de Développement et l’accord du contingent de réserve des BRICS ne reposent pas sur des liens culturels, géographiques ni historiques. Au lieu de cela, ils sont fondés sur une frustration partagée par rapport aux droits démodés auxquels se raccrochent les États-Unis et l’Europe, des droits qui diminuent la crédibilité et l’efficacité des institutions de Bretton Woods.

Plus important, l’Europe et les États-Unis continuent de résister au démantèlement complet d’un système de nomination fondé sur la nationalité, qui favorise leurs citoyens aux plus hauts postes de leadership auprès du FMI et de la Banque mondiale, malgré des promesses occasionnelles de changement. En outre, ils ont étouffé les efforts pour réviser l’équilibre de la représentation même à la marge. Ainsi l’Europe occidentale bénéficie d’un niveau de représentation massivement disproportionné, et les économies émergentes, malgré leur importance systémique croissante, ont à peine voix au chapitre. Et durant la crise de la dette de la zone euro, les dirigeants européens ont montré peu d’hésitation à pousser le FMI à faire fi de ses propres règles de prêts.

En ce sens, ce sont les pays qui ont dirigé la création des institutions de Bretton Woods qui constituent la plus grande menace envers leur légitimité, leur impact et finalement envers leur pertinence. Après tout, les économies émergentes ne peuvent raisonnablement pas soutenir des institutions qui proposent des avantages injustes aux pays qui ont si souvent prêché l’importance de la méritocratie, de la concurrence et de la transparence. C’est pourquoi ils sont maintenant déterminés à utiliser leur poids économique collectif pour contourner ces institutions.

Un autre défi pour le système monétaire international réside dans la multiplication des accords de paiement bilatéraux. En contournant les structures plus efficaces et plus inclusives, ces arrangements sapent le multilatéralisme. Dans certains cas, ils entrent même en conflit avec les obligations des pays sous mandat constitutif des accords de Bretton Woods.

Les conséquences de ce processus progressif de fragmentation s’étendent bien au-delà des occasions économiques et financières, afin d’inscrire une coopération politique plus faible, des interdépendances réduites et par conséquent des risques géopolitiques de plus en plus grands. Ce n’est pas la peine de chercher plus loin que l’agitation actuelle en Ukraine ou en Irak pour comprendre ce qui peut arriver en l’absence de structures multilatérales crédibles, capables de façonner l’évolution de situations de crise.

Voilà quels sont les problèmes. Qu’en est-il des solutions ? Pour le dire simplement, le FMI et la Banque mondiale doivent de toute urgence procéder à des réformes d’auto-renforcement.

Avec quelques mesures clés, aucune n’étant techniquement compliquée, les institutions de Bretton Woods peuvent aller au-delà de l’état d’esprit de 1944 pour refléter les réalités d’aujourd’hui et pour améliorer les opportunités de demain. Ces réformes comprennent la suppression des emplois fondés sur la nationalité, des révisions de la représentation par rapport aux économies émergentes afin de gagner plus d’influence au détriment de l’Europe, et de plus l’égalité et d’impartialité dans les décisions de prêts et de surveillance économique.

Le défi sera de vaincre la résistance politique (un véritable exploit à une époque de polarisation nationale qui a rendu les politiciens méfiants dans leur tâche de soutien public en faveur du multilatéralisme économique). Le refus répété de la part du Congrès américain d’un train de réformes beaucoup plus limité (qui a été approuvé par la plupart des autres pays en 2010-2012, n’impose aucune obligation financière supplémentaire aux États-Unis et n’implique aucune réduction dans les droits de vote ou d’influence de l’Amérique) est un exemple typique.

Un égoïsme éclairé doit venir à bout de tels obstacles politiques. Plus longtemps les dirigeants du monde résisteront au besoin accablant de réforme, pires seront le futur de l’économie mondiale et les perspectives financières, pour ne rien dire de sa situation de sécurité.

* Conseiller économique principal à Allianz et membre de son Comité Exécutif International , Il est directeur du Conseil de Développement du Président Barack Obama et a publié dernièrement : When Markets Collide.