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Une histoire de clous

par Bouchan Hadj Chikh

Si ça doit nous rassurer, nous ne sommes pas les seuls à traverser une crise. Nous ne sommes même pas dans le « top 10 », comme on dit. Il y a pire. En ce qui nous concerne, nous savons au moins où nous allons : quelque part. Nous ne sommes pas à bord d'un bateau ivre, non ! Depuis la présidentielle, nous nous sommes seulement rendus compte que le gouvernail ne répond pas. Ca tire à hue et à dia, de tous les côtés.

Au premier rang des skippers maladroits, les autorités. Contre l'avis des marins, ils ont décidé de réduire la voilure. Ce qui est très imprudent. La coque dans laquelle nous sommes embarqués subit les assauts des vagues. D'où le risque de chavirer à tous moments. Comme personne à bord ne dispose de gilet de sauvetage, on imagine les résultats. Noyades en masse. Je me suis laissé dire que certains officiers à bord cachent, dans leurs cabines, des pneumatiques qu'ils gonfleront le moment venu pour atteindre l'autre rive. Là où la parenté les attend depuis qu'ils ont été promus à leurs postes. Cela fait longtemps qu'ils ont entendu crier, dans leur fort intérieur, « les femmes et les enfants d'abord » mais, pour diverses raisons, ils n'ont pas jugé utile de répercuter ces alertes ou agir pour les contrer. Leur réflexe primaire, pour ne pas dire premier, a été de porter secours aux proches. Leurs enfants, là où se trouvent, ne sont pas en villégiature. Ils étudient. Ou bien sont-ils « casés ». Ils ont installé leurs progénitures dans le pays qui les faisait rêver dans leur enfance. La France ou l'Amérique.

Il est curieux de noter que ceux qui ont pris cette dramatique décision sont le plus souvent clairs vis-à-vis du pays et de son histoire. J'en connais qui ont occupé de hautes fonctions pour le libérer et, durant une période de leur vie, le construire. Et qui continuent à occuper des positions qui leur permettent d'engager près de quarante millions d'individus dans des voies qui, leur attitude le montre, ne déboucheront certainement pas vers la lumière. Masochisme ? Schizophrénie ? Plutôt la seconde que la première. Ils sont des « Mr Jenkill et Mr Hyde ». Cela dépend du taux de leurs hormones et des fluctuations de leur adrénaline. Ils y croient puis n'y croient plus. C'est quand ils n'y croyaient plus qu'ils ont botté les fesses de leur progéniture, comme un ballon de rugby, à l'image du talentueux Wilkinson, pour réussir un drop entre les deux perches de l'en-but. Nos expatriés ? Ne demandez pas, dans les prochains jours, quand vous croiserez sur le sable une de ces personnes et sa famille, ne leur demandez pas les raisons de cette « désertion ». La mal-vie. Ils ajoutent : «Aujourd'hui, nous bénéficions du statut d'invité ». Ils ont des histoires à raconter. Depuis l'indépendance. Etouffés par un nationalisme revigoré, ils sont rentrés, comme on dit, pour mettre la main à la pâte. Et ça n'a pas duré. Le problème était le suivant : la texture de la vie ne les satisfaisait pas. Alors ils ont abandonné la partie. Et la Patrie. D'autres ont connu des expériences encore plus douloureuses. Ils ont frappé à toutes les portes, diplôme en mains, pour trouver leur place. Aucune ne s'est ouverte. Les mêmes raisons qui les ont poussé à quitter le navire leur refusent l'accès à la passerelle et à la cabine. Sur le quai, ils resteront. Ils sortent leur mouchoir quand le bateau lâche les amarres et ils ne savent pas quoi en faire de ce tissu imbibé de larmes.

Mon interlocuteur fait partie d'une de ces catégories. Il a longtemps erré à travers le monde sans l'avoir vraiment choisi. Fort de son expérience, « plein d'usage et de raison », comme on dit, il se résolut à rentrer au pays pour partager ce qu'il avait acquis. Il n'en est pas une porte qui se soit ouverte ne serait-ce que pour l'écouter. Aucune. Lui, sur le palier, l'autre, calfeutré à l'intérieur, ils sont tous deux prisonniers de leurs statuts, de leurs fantasmes. Ils s'interpellent à travers une porte close pour parler des crises dans le monde, dans le pays, en chaque être humain, crises auxquelles personne n'a réussi à trouver la solution ou la médication. Les perspectives sont aux antipodes les unes des autres. L'expatrié a fini par comprendre. Ne nous cachons pas cette vérité. Il ne dit plus rien. Quand il rentre au pays, en vacances, c'est pour l'air, jamais pour la chanson. L'air est connu. Les paroles ont changé.

Avant, ils avaient une organisation au sein de laquelle ils ne militaient pas, mais dont la présence dans l'échiquier politique les rassurait. Ils se disaient que la position politique de leurs leaders dépendait de leur existence théorique. Et puis, avec la démocratisation, cette organisation s'effondra, fut réduite en miettes. Quand ils se sont retournés, ils ont vu que leurs enfants lorgnaient d'autres positions dans le pays où ils sont nés. Ils ne s'appellent plus Maghrébins, Marocains, Tunisiens ou Algériens. Ils ont choisi un ingrédient de cuisine. « Beur ». La cuisine au beurre, elle non plus, n'a pas donné aux plats la succulence attendue. Tant pis. Ils retournent là où ils vivaient. Bye. Et ils décidèrent de s'appeler « massamir Djeha ».

La mauvaise conscience des deux rives.