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Stéphane Hessel est mort

par Brahim Senouci

Le message redouté s'affiche en cette nuit du 26 au 27 février, à 3 heures du matin : «Christiane me charge de vous dire que Stéphane est décédé. Affectueusement». Stéphane Hessel vient donc de mourir.

Il avait un âge respectable, 95 ans. Nous avions fêté dignement son anniversaire dans un restaurant de Montparnasse, le 20 octobre dernier. Il était joyeux, passionné, bondissait de table en table, déclamait de la poésie comme à son habitude. Autour de lui flottait un parfum d'éternité. Non pas la sienne propre. Nous savions évidemment qu'il était mortel. Mais sa vie, ses engagements, son courage, son œuvre ne seront jamais oubliés. Ils feront partie de la face claire du monde, une face claire qui s'estompe, rongée par le cancer de la haine et de l'injustice.

 Sa vie est un roman, le roman d'une famille d'exception, un père écrivain, une mère artiste libre. Un des épisodes marquants de leur histoire a donné le film célèbre de François Truffaut, «Jules et Jim». Stéphane est le fils de Jules l'Allemand et de Catherine, formidablement campée par Jeanne Moreau. A 7 ans, l'immigré Allemand découvre Paris, devient Français à 17 ans, s'engage dans la Résistance, connait la prison, la torture et l'internement dans le sinistre camp de Dora. Il ne doit d'avoir eu la vie sauve que grâce à un subterfuge que raconte l'écrivain espagnol Jorge Semprun dans «L'écriture ou la vie». Il faisait partie d'un groupe de 30 prisonniers promis à la pendaison. 27 d'entre eux meurent, exécutés ou emportés par le typhus. Stéphane fait partie des 3 derniers survivants. Un accord est passé pour un échange d'identités avec 3 autres prisonniers, atteints du typhus et promis à une mort prochaine. C'est ainsi que Stéphane et ses deux compagnons ont été «enterrés», leur «mort» ayant été attribuée au typhus. Il devient diplomate, participe aux côtés de René Cassin, Eleanor Roosevelt et d'autres personnalités à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Il devient ambassadeur de France au début des années 80, puis s'engage sur la voie qu'il ne quittera plus jamais, celle de la lutte en faveur des faibles et des opprimés. Il se fait le porte-voix des sans-papiers, des immigrés. Il s'engage corps et âme dans le soutien à la cause palestinienne.

 C'est ainsi que j'ai eu l'immense privilège de le côtoyer. Cela fait près d'une décennie que j'ai vécu dans cette proximité d'une extraordinaire intensité. La fondation du Tribunal Russell sur la Palestine en a été un moment clé. A cette occasion, il a pris tous les risques, abdiqué toute prudence excessive, a accédé enfin à une totale, une altière autant que modeste liberté. Il a suscité les haines les plus féroces, les insultes les plus grossières. Il n'en a jamais eu cure. Il a toujours refusé de porter plainte, ni même de répondre à ses détracteurs. Il est toujours resté tel qu'en lui-même, serein, lumineux, avec le même regard amusé, émerveillé, inquiet, sur le monde.

 Il y a deux ans, j'avais réussi à le convaincre d'aller à Oran. Nous nous y sommes retrouvés, avec Christiane son épouse. Il a pris la parole en différents endroits pour parler du Tribunal Russell sur la Palestine. Je me souviens notamment de sa rencontre avec des étudiants de l'Université d'Oran, nouvellement implantée à Douar Belgaïd. Plusieurs centaines de jeunes, attentifs, tendus, baignant dans le respect et l'affection pour ce vieil homme qui venait à leur rencontre, non pour leur donner la leçon mais pour leur dire sa considération et son affection.

 Hannah Arendt disait «détester autant les ennemis malveillants que les amis condescendants».

 Tous deux sont légions. Lui était un ami de cœur. Vouloir le bien de quelqu'un ne signifiait pas pour lui le convertir, mais se battre pour ses droits.

 Il avait préfacé mon premier livre, dans lequel j'évoquais notamment la figure de mon père. Il y avait été très sensible, très ému. Il me considérait comme un ami, sans aucun doute. Mais il y avait aussi quelque chose de filial entre lui et le jeune orphelin qui se tapit encore dans un coin de ma tête.

 A la fin du séjour oranais, nous décidons, Christiane, Stéphane et moi-même, de faire une petite promenade dans la ville. Nous sommes en novembre mais le ciel est d'un bleu resplendissant. Une lumière irréelle baigne la ville. Une escorte de policiers suit notre voiture, ce qui crée une contrainte. Christiane annonce qu'elle aimerait boire un café à une terrasse au soleil.

 On s'arrête et j'annonce aux policiers que nous allons nous reposer un moment et je les invite à se joindre à nous. Ils refusent en mettant en avant les nécessités de leurs devoirs. Ils finissent par accepter de s'installer à une table voisine de la nôtre.

 Le temps s'écoule doucement, sereinement. Il faut hélas partir. J'appelle le garçon pour lui demander l'addition. Il me répond qu'elle a été réglée par? les policiers de l'escorte.

 Adieu, Stéphane. Je t'aimais tant?