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Cevital, des Algériens en parlent

par Ingrachen Amar

Dans Issad Rebrab, voir grand, commencer petit et aller vite*, Taieb Hafsi explore les coins les plus reculés de la vie de l'homme, de ses entreprises, de ses réussites, de ses ambitions. Il en ressort un récit captivant et un voyage dans l'essor industriel contrarié de l'Algérie de Boumediene à nos jours.

 10h00. Université de Tizi. Tout le monde est dehors. «Les étudiants sont complètement démotivés», remarque un enseignant. Pourquoi ? «Il n'y a pas de débouchés professionnels. Très peu d'entreprises naissent et celles qui existent, évoluent dans un environnement naturellement hostile. Elles sont déficitaires en matière de management, arrivent à peine à survivre. En tous cas, elles ne génèrent que très péniblement des postes d'emploi supplémentaires.» Bien des étudiants ont cependant les yeux rivés sur le géant de l'agro-alimentaire : Cevital. Un bon nombre y voit une chance pour le travail. «C'est rassurant», «c'est l'un des rares vrais investisseurs dans ce pays», «je ne rate jamais les visites de Rebrab à l'université», disent-ils entre autres. Visiblement, beaucoup de personnes sont sur le fait que Cevital soit la plus grande entreprise privée algérienne. Est-ce le cas de tout le monde ?

CEVITAL : DANS LES COULOIRS DE L'UNIVERSITE

Jaures, étudiant béninois en management, connaît le groupe Cevital et a acheté le livre de Hafsi juste à sa parution. «Au départ, je voulais faire mon mémoire sur ce groupe. Faute de temps et de moyens, j'ai abandonné. Je compte bien faire une thèse de doctorat sur le management de ce groupe. C'est une fierté pour l'Afrique.» «C'est vrai», enchaîne Aïssa N'Dolay qui, lui, estime que Rebrab aurait pu faire mieux si le climat économique était plus sain. «Je suis en Algérie depuis 2009. J'ai constaté qu'il y a beaucoup de contradictions dans les mesures prises par le Gouvernement. Les entreprises subissent ces mesures de plein fouet. Il faut plus de mesure dans la prise de mesures.» Amel, libraire, quant à elle, pense que Rebrab est «un grand monsieur». Concernant le livre de Taieb Hafsi sur lui, elle dit qu'il est demandé une centaine en un mois. M. Saadoud, enseignant à l'université de Tizi Ouzou, tout en qualifiant l'initiative de Taieb Hafsi «d'importante», estime qu'il faut situer Cevital dans le cadre de l'évolution de l'entreprenariat en Algérie. Il focalise particulièrement sur la période 1962-1979 qui a été marquée par «la psychose des nationalisations» et qui a été très préjudiciable à l'évolution de l'entreprenariat privé en Algérie. «Après 1988, Rebrab faisait partie des «énergies en hibernation» qui ont été libérées grâce à l'ouverture. Ayant bénéficié d'un effet de sur-médiatisation, grâce notamment à son journal Liberté, il s'est fait une place de premier plan dans l'échiquier économique national. A cause de la prompte diversification de ses investissements, sa démarche est peu lisible, mais sur le plan exclusivement économique, il représente une réussite.» M. Bouyahiaoui, pour sa part, pense qu'il est difficile de donner une lecture exhaustive des activités de Rebrab. Il y a un manque de données. «Je n'ai pas encore lu le livre de Taieb Hafsi. Mais, je trouve nécessaire de parler d'un entrepreneur qui donne l'air d'avoir réussi. Car, c'est ça qui va nous permettre de dégager des stratégies entrepreneuriales propres à notre environnement économique.»

CEVITAL, UN «BIG-THINKER» ALGERIEN

Omar Aktouf, professeur à HEC Montréal, salue l'initiative de son collègue Taieb Hafsi. Cependant, étant connu pour son rejet de l'économie-management à l'américaine, il ne manque pas de s'exprimer sur l'esprit, les valeurs et l'idéologie que véhiculent les fondements et l'écriture de ce livre. Pour l'auteur de «La Stratégie de l'autruche», le titre «voir grand, commencer petit et aller vite» résume toute la mentalité nord-américaine-harvardienne qui met en avant la nécessité de «grands leaders», qui «pensent grand» (think big) et dont la «réussite» se mesure essentiellement aux tailles de leurs «empires» et de leurs fortunes. Des questions se posent en effet: quels critères utiliser de nos jours pour mesurer une «réussite» ? Écologiques ? Culturels ? De réduction de pauvreté ? De hausse de qualité de vie? Ou les sempiternels catastrophiques PNB (macro) et profits nets cumulés (micro) ? Lesquels sont plus souvent qu'autrement, aujourd'hui, synonymes de plus de pauvreté, de pollution, de chômage, de criminalité, de mal-être des majorités? Cette vision, beaucoup de gens la partagent, notamment les politiques qui se soucient de la justice sociale. «Nous n'avons pas besoin d'une économie où toute l'attention est focalisée sur les riches qui s'enrichissent davantage», préconisent-ils à l'unanimité. «Le Mexique se targue d'une des «réussites» les plus spectaculaires, dans le sens de la stricte logique nord-américaine-harvardienne : il a l'homme le plus riche du monde, Carlos Slim. Or, le Mexique est l'un des peuples du monde où sévissent violemment pauvreté, criminalité, pollution, chômage.» A quoi sert-il donc d'avoir l'homme le plus riche du monde ? Omar Aktouf, sans s'attaquer directement à Cevital et son patron qu'il estime ont réalisé des choses, pense qu'il n'y a aucune raison de justifier, soutenir et glorifier ce type de «réussites» à l'américaine. «Il suffit de voir ce qui arrive aux USA avec les crises successives de son «capitalisme financier». Aux USA et en Europe, où on ne sait plus que faire avec les raisonnements managériaux-économiques néolibéraux. Même des Juppé, Bayrou, Sarkozy? appellent de tous leurs vœux l'application du modèle allemand. Lequel modèle est loin de s'appuyer, comme celui des USA, sur l'éclosion de «leaders-héros» individuels, sur l'enrichissement sans limites des plus riches, sur l'individualisme et la «liberté d'entreprendre en marché-laisser-faire-autorégulé», sur les reculs des États (je dis bien État et non régimes de profiteurs cooptés)? Comment donc justifier que, directement ou non, on puisse, avec ce genre d'exemple, prôner pour l'Algérie ce dont l'Europe - à commencer par la France ! - ne veut plus !?»