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Et Mélenchon vint?

par A. Benelhadj

«Au commencement était l'action». Sigmund Freud

Parti d'un débit d'étiage situé par les sondages entre 5 et 6% il y a à peine quelques mois, le Front de Gauche porté par un Jean-Luc Mélenchon transfiguré, se situerait aujourd'hui entre 13 et 17%, et même -selon certaines projections- devancerait le Front National. Il convient signaler que cette progression remarquable est due autant à fraîcheur dans le fond que dans la forme d'un discours politique -désormais traditionnel- et convenu qui fait surtout progresser, dans les démocraties occidentales, les taux d'abstention.

1. LA FORME

Avec l'avènement de la radio et plus nettement avec l'intrusion invasive de la télévision (à partir des années soixante) et d'Internet (au court de la décennie 1990), beaucoup ont pronostiqué la fin des partis politiques de masse et surtout l'«irréversible» rupture physique entre les hommes politiques et leurs électeurs.

 Finis les rassemblements des foules au pied des estrades, les drapeaux claquant au vent, tels qu'on peut les revoir dans des documents d'archives en noir et blanc, datant des années trente ou des grands rassemblements des foules des années cinquante que la télévision n'avait pas encore dispersées.

Le petit écran s'interpose de manière définitive pour médiatiser le lien politique dans la société civile dominée par internet, toile qui intègre, interfacés par la grâce du modem, toutes les quincailleries technologiques numériques miniaturisées, tous les médias connectés, du téléphone à l'ordinateur et du satellite à la télévision.

Ce sont désormais les studios normalisés, les images et le son strictement contrôlés, qui vont devenir les temples du discours et des débats politiques formatés entre hommes-troncs conditionnés. En sorte qu'il fut devenu très difficile de distinguer hommes de média et hommes politiques, consanguinité qui se prolonge jusque dans l'espace de l'intimité matrimoniale.

La campagne de Jean-Luc Mélenchon bouleverse ces schémas calibrés et provoque une révision déchirante chez les Spin Doctor qui entourent de leurs compétences des candidats que les médias «officiels» ont placés d'office au second tour. Sans que l'on puisse en mesurer l'exacte influence, la publication des sondages aussi abondants qu'insidieux produit un indéniable effet de «prophéties auto-réalisatrices».

Devant le succès de ses meetings et l'affluence de plus en plus grande que connaissent ses prises de parole, les autres candidats à l'élection présidentielle se perdent en confusions.

Des erreurs de raisonnement similaires ont été commises lors de l'apparition du cinéma (qu'on craignait évincer le théâtre) ou de la télévision (soupçonnée de menacer la presse). On oublie trop souvent que ce sont les films de science fiction qui souffrent le plus du temps qui passe et de l'obsolescence.

Certains pensaient peut-être qu'il en est des foules de sympathisants entassées dans les salles surchauffées comme des spectateurs payés pour applaudir sur ordres d'un chef de claque au cours des émissions de télévision, ou des supporters dans les matchs de football : un simple décorum, un environnement sémiologique nécessaire à la tenue du spectacle. Les vrais clients, les vrais destinataires du message, les électeurs étant ailleurs, derrière leurs écrans.

Dans les meetings de Mélenchon, les milliers de personnes qui assistent à sa prestation ne sont seulement des spectateurs qui témoignent. Ils participent aussi d'une action politique performative. «On ne croit qu'en ceux qui croient en eux» disait Talleyrand-Périgord.

 L'habileté du rhéteur réalise cette fusion tant recherchée entre représentants et représentés, minorant sa propre promotion à quêter un siège ou un poste [1], offrant ainsi son corps à l'assistance qui, ipso facto, devient acteur à travers lui : un procédé religieux très ancien sécularisé en modèle politique (au sens étymologique, premier du mot).

Est-ce en cela que consiste une démocratie participative ?

Dans la précipitation, suite aux meetings du Front de Gauche de la Bastille à Paris, de la place du Capitole à Toulouse et celui de la plage du Prado à Marseille (le samedi 14 avril 2012), en attendant celui de la Porte de Versailles du 19 avril censé amplifier le mouvement initié par le Mélenchon et le défilé annoncé du 1er mai, Sarkozy à la Concorde et Hollande au bois de Vincennes le lendemain, se sont lancés dans une forme de communication et de promotion politique jugée jusque-là plutôt désuète.

Une parole performative : «Quand dire, c'est faire» (J.-L. Austin)

Ce qu'il y a de remarquable dans le succès de Mélenchon, c'est sa capacité à combiner des supports et des médias apparemment incompatibles et à réinsérer dans sa stratégie de communication une médiation qu'on avait cru vouée à la disparition. Avec un effet de synergie promotionnelle qui devrait faire l'admiration des spécialistes, lesquels ? victimes d'une inclination mimétique et moutonnière que connaissent à leurs dépens les agioteurs - n'ont rien vu venir.

Autant l'accent de François Hollande, habité par l'articulation syncopée de François Mitterrand, s'applique à mimer son feu Saint patron, autant l'inflexion de la voix de Mélenchon évoque étrangement et paradoxalement la scansion péremptoire, l'articulation déterminée du Général de Gaulle.

Sans doute, l'appel à la résistance que rugissent les foules qui le suivent, invite-t-il à une réincarnation dont de nombreux Français gardent une affectueuse nostalgie consensuelle. C'est encore là une des références qui l'opposent au Front National et à ses électeurs pieds-noirs et harkis qui dédient une haine encore tenace au fondateur de la Vème République.

2. LE FOND

Clamer haut et fort à Marseille : «Il n'y a pas d'avenir pour la France sans les Arabes et les Berbères du Maghreb» (?). «Nous continuons à refuser absolument l'idée morbide et paranoïaque du choc des civilisations.»

Affirmer une mixité, une fraternité millénaire de part et d'autre des rives de Mare Nostrum. Se poser de manière si orthogonale face à un FN dominant (au rebours des autres candidats qui cherchent à l'éviter ou à se le concilier), au cœur d'une région, entre Golfe du Lion et mer Ligure où il réalise ses scores les plus élevés, révèle plus qu'un solide caractère et des convictions à l'épreuve des calculs électoraux à courte vue.

Un «déni de réalité» revendiqué tel aux fondements de l'acte de résistance. Réalité niée, contestée pour transformer. Une déraison collective, intersubjective, qui fait l'histoire. Anticiper, c'est bien. Créer, c'est mieux. Du passé «il ne reste que ce que nous avons changé» disait V. Giscard d'Estaing dans un éclair de lucidité.

Et au contrat, le Front de gauche reprend à son compte l'inamovible opposition de la loi au contrat, jadis énoncé par Lacordaire : «Sachent donc ceux qui l'ignorent, qu'entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui libère». 45e conférence de carême prononcée dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, 1848, Henri LACORDAIRE (1802 - 1861)

Mélenchon semble avoir bien compris que le vrai problème de la France et de l'Europe n'est pas la droite, Sarkozy, Cameron, Rajoy ou feu Berlusconi.

Le vrai problème de la France et de l'Europe vient de ce que l'opposition socialiste, social-démocrate, réformiste (sous quelque vocable par laquelle elle est désignée depuis 1920) ne joue pas son rôle et ne s'acquitte pas de ses obligations démocratiques au sens fort du mot.

Arriver au pouvoir pour reconduire (avec une cosmétique lexicologique de gauche) la même politique rejetée par les peuples (par l'«opinion», ou la «population», pour reprendre le jargon que les politiques d'aujourd'hui empruntent aux sondeurs) est in fine un piège redoutable et un cul-de-sac politique. Adopter une telle stratégie c'est tromper les électeurs et dégrader le principe démocratique. C'est aussi aller vers l'échec à coup sûr.

C'est le sort qui a été réservé aux gouvernements socialistes italiens (avant le retour de Berlusconi), à un Papandréou maintes fois humilié, aux travaillistes britanniques de Blair et de Brown, à Zapatero (voire, dans un contexte différent, aux démocrates Clinton et Obama) et après-demain peut-être à François Hollande s'il parvient à chasser Sarkozy de l'Elysée, ce qui n'est pas encore assuré, les socialistes ont raison sur ce point de se méfier des victoires médiatiques et de ne pas confondre sondages et bulletins de vote. «Les sondages sont toujours favorables à ceux qui les paient» susurrait le «florentin» François Mitterrand.

La portée et les enjeux de l'éventuel succès électoral du Front de Gauche, dépassent le simple scrutin français. La crise financière, économique et sociale touche toute l'Europe, en particulier l'Euroland et menace désormais la France dans ses équilibres (commerciaux, budgétaires, financiers, sociaux).

Toute l'Europe des politiques, des banquiers, des financiers, des experts observent avec attention le déroulement de la campagne française et s'interrogent (sans le montrer) sur les conséquences d'un scrutin qui enverrait au pouvoir, à l'Elysée et au Palais Bourbon, un gouvernement sous une forte pression d'un Front de Gauche, très explicitement communiste, que l'on présumait, après 1991 et la «fin de l'histoire», avoir renvoyé définitivement au musée des «tératologies historiques». Les peuples européens suivent aussi avec intérêt l'évolution du paysage français. Beaucoup d'entre eux ont été privés de voix : ni les Grecs, ni les Italiens n'ont été consultés sur les politiques qui leur ont imposé l'austérité, la récession, les coupes sévères dans les budgets sociaux, la hausse du chômage et les pertes de pouvoir d'achat pour le plus grand nombre, notamment les titulaires de revenus fixes et qui ne disposent d'un pouvoir de négociation limité.

La démocratie des professionnels de l'entourloupe: «Votez, on s'occupe du reste».  

La plupart de ces pays vivent encore sous des régimes semblables à ceux de la IVème République qui permet toutes les combines et toutes les recompositions politiques par lesquelles les gouvernements changent et permutent tout en conservant la même politique.

Aux scrutins présidentiels et législatifs français ces peuples voteront avec les pieds. Comme ces Belges, spectateurs des pantalonnades vaudevillesques de leurs voisins, dépourvus de gouvernement (et de pays) et paraissent ne s'en porter ni mieux ni plus mal.

Il tombe sous le sens que dans l'hypothèse où les Français se rebifferaient, toutes les solutions échafaudées pour venir en aide aux pays excessivement endettés, sous des conditions sociales très «rigoureuses» et déflationnistes, pourraient être remises en cause, avec les réactions prévisibles ? et peut-être vaine - des marchés financiers.

Les enchaînements politiques de cette «inquiétude» pourraient alors échapper à toute prévision?

Y compris ? par ricochet - sur les autres «rives» de la Méditerranée où, par une étrange recomposition géostratégique (sans doute éphémère), dans un ballet où les apprentis sorciers opportunistes s'en donnent à cœur joie, l'immanent le dispute au transcendant et où la confusion des saisons pourrait commencer avec le jasmin et finir avec les cerises?

De la VIème Révolution à la VIème République?

On a complaisamment beaucoup crédité Mitterrand dans l'effondrement électoral du Parti Communiste Français. La victime controversée de «l'attentat du Jardin de l'Observatoire» prise autant l'anticommunisme que (déjà) les mises en scène médiatiques. Mais cela ne suffit à expliquer une influence communiste décroissante dans tous les pays européens affectés par la désindustrialisation, consécutive à une mondialisation qui a fait s'effondrer les effectifs ouvriers, électeurs traditionnels du PC.

L'industrie française a perdu près de 27% de ses effectifs en 30 ans et le solde industriel s'est effondré depuis la mi-90. De 30% au début des années 50, l'industrie représente autour de 10% de la valeur ajoutée aujourd'hui.

La théorie marxiste a, plus que les «Damnés de la terre», comme principal objet la classe ouvrière et la disparition de celle-ci fait mécaniquement disparaître les théories, idéologies qui formalisent son destin et les structures politiques qui s'en portent protectrices. Mitterrand n'y est pour pas grand chose.

Toute la question est de savoir si le mouvement initié par le Front de Gauche s'avèrera n'être qu'une jacquerie sans lendemains de gauchistes immatures, une réaction superficielle et fugace de peur devant les «sacrifices» exigées de tous pour remettre les finances des Etats en ordre, ou bien l'expression d'une profonde rupture structurelle qui renoue avec la tradition révolutionnaire française auxquelles fait expressément référence Jean-Luc Mélenchon égrenant les moments où la France et les Français se plaçaient très au-delà des strictes limites de leur objective condition : 1789, 1830, 1848, 1870, 1936, 1968? 2012 ?