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Psychanalyse de la fraude

par Kamel Daoud

Daho Ould Kablia, le ministre de l'intérieur, l'a dit, fin de semaine dernière : l'Etat ne peut acheter l'âme de chacun des 400.000 agents de l'administration algérienne pour les appeler à frauder. C'est, selon lui, la preuve que c'est impossible de frauder. Raisonnement par l'absurde. Sans remettre en question la bonne foi du bonhomme, on peut remettre en cause son raisonnement et sa logique. D'abord l'Administration algérienne n'aime pas les élus algériens. Par principe : les uns sont choisis par le bas, les autres par le hauts. Les élus et les administrateurs. Ensuite, les seconds veulent avoir un droit de regard sur les pouvoirs de l'autre et cela est mal vu. Dans le jeu de démocratie totale, l'administrateur perd sont pouvoir, le pouvoir sur l'argent, les budgets et le jeu d'influence et de corruptions, au profit d'un clan adverse. A la démocratie, l'administration préfère le pli, l'enveloppe, le formulaire, le chef de Daïra et pas le maire. A peine l'appel d'offre pour contrer le droit de l'urne.

 Donc, 400.000 algériens n'ont pas besoin d'être payés par le gouvernement pour frauder. S'ils le font ou peuvent le faire, c'est par instinct de conservation, de survie, d'intérêts de classe. Ils obéiront à la loi de la vie, pas à l'instruction de Ould Kablia. Ils n'ont pas besoin d'être payés pour frauder. La fraude n'est pas une instruction ou un contrat individuel, mais une psychologie de lutte du plus fort contre la menace de la faiblesse. Cela s?appelle un «système». Le haut du système peut multiplier les appels à ne pas frauder, tricher ou bourrer.Il peut aussi inviter des observateurs étrangers et tenter, vraiment, le coup de rien dans les mains, rien dans les poches, cela peut ne pas être ce que pense la machine. Alias le système, qui est plus fort que ses hommes, que les siens, que les bonnes volontés ou les soucis de crédibilité. Car l'enjeu est différent : le haut du régime veut être plus légitime, mais le corps du système peut penser «pas à mes dépends et pas au prix de mon repas et de mon salaire et de mes avantages et mon écran LCD offert par un entrepreneur».

 La fraude n'est pas une technique, mais un instinct de vie et de mort. Ceci pour la forme. Ensuite vient le fond : Le pays est indépendant depuis 50 ans mais il possède encore la même configuration politique depuis le congrès de la soummam. Il y a l'apparence et le maquis. Le visible et le clandestin. Ould Kablia, autant que Bouteflika, sont desservis par la conviction des algériens que ce n'est pas l'Etat qui décide, mais le Pouvoir. L'administration est une vaste galaxie d'obédience, de réseaux, de nominations, de parenté et de coups de fil qui ne dépend pas du pouvoir formel. Ce n'est pas le ministre de l'Intérieur qui gouverne, en définitive, mais le sombre intérieur de l'intérieur. Le politique en Algérie est, tellement, doublée par sa nature bicéphale que, quand Ould Kablia jure, on sait ou on dit que c'est de l'emballage. Qu'il y a encore primauté de «L'intérieur» sur l'Intérieur, qu'il y a d'autres enjeux, d'autres puissances, d'autres instructions. Les 400.000 agents ont un salaire, des privilèges, des situations bonnes, des familles, des projets et des tuteurs. Ould Kabila ne pourra pas les corrompre un par un, mais il ne peut pas les défendre un par un s'ils obéissent à d'autres plus puissants et plus malins que lui. Lui, qui vient du MALG et qui n'en revient pas, devrait le savoir.