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CHLEF: «El Attlal» ou le passé revisité

par M'hammedi Bouzina Med

A chaque rencontre avec la ville de Chlef, le choc est le même : une terrible envie de la chanter au passé, celui d'El Asnam. Non, ce n'est pas le marchand de légumes qui pousse sa charrette entre les voitures qui se croisent dans «l'anarchie» au carrefour de la rue des martyrs, ex rue d'Isly, face au cercle du club de football de l'ASO, qui relève de l'extraordinaire. Ce n'est pas, non plus, ces rues et ruelles crevassées, poussiéreuses à l'air fantomatique au moindre souffle de vent qui me sont étrangères. Non. C'est plus différent. C'est cette scène que je croyais définitivement bannie de la mémoire de l'Algérie du 3ème millénaire: la «queue», la file, la foule entassée, nerveuse, coléreuse, bagarreuse et la police en arbitre pour?la «Patate!» Mercredi dernier, une info a circulé de bouche à oreille: l'OFLA (qui survit au temps et aux réformes de l'Etat) vend de la pomme de terre (El batata) à 50 DA le kilo. Cela a suffi à créer la «queue» et à mettre en scène la foule et la matraque de la police. «J'abandonne», me dit Mustapha, qui s'engage sur le champ à se passer de pomme de terre tant qu'elle demeurera un produit de luxe à 100 DA le kilo. Du coup, la mercuriale des prix est devenue le sujet de discussion dans les cafés bondés en permanence de jeunes et vieux. Tous les prix de tous les produits à large consommation et même ceux des services, tel celui d'une course en taxi. A chaque visite à Chlef, il y a comme une impression de retour sur le futur. Explication : depuis le séisme qui a «effacé» El Asnam, les gens parlent d'avenir en pensant au passé. On parle de Chlef en rêvant d'El Asnam, la coquette, la singulière, celle située à équidistance entre Alger la blanche et Oran la joyeuse. Les enfants du «bled» dénoncent et se plaignent des nouveaux «arrivants». Ils s'estiment envahis par les provinciaux qui ruralisent la vie de la cité. «Tu sais, toutes les villes d'Algérie pensent qu'elles sont envahies par les provinciaux. Les algérois et oranais qualifient les chelifois de provinciaux» fais-je remarquer à Mustapha.

«Ce n'est pas de cela que je parle» me rétorque-t-il. Il me raconte comment chaque matin, aux premières heures de l'aube, des «gens» débarquent avec des bâches, tentes et autres étales, occupent les trottoirs du centre-ville pour le transformer en un gigantesque marché aux puces et de brocante de mauvais goût. «Certains viennent des villes avoisinantes comme Relizane ou Aïn- Defla, en annonçant qu'ils vont au grand marché de Chlef» précise-t-il. C'est donc cette image de Chlef transformée tous les jours en marché hebdomadaire qui gêne tant Mustapha. Pourtant, l'urgence est aussi politique en cette mi-avril: les gens parlent des élections législatives du 10 mai ? Difficile d'y répondre, tant l'énigme du prix de la patate et celui de l'état désastreux des rues et ruelles de beaucoup de quartiers, qui dure depuis trop, domine les discussions. Même le rationnement de l'eau courante est passé au second plan. Tiens, en allant vers la ville côtière de Ténès, des conduites d'eau longent la route sur 50 kilomètres, en attente d'être assemblées et enterrées. «C'est pour amener l'eau courante à la ville de Ténès» m'explique, Smaïn, qui m'accompagne ce jour sur la Ville côtière. Puis Chlef revient à la charge : «Ténès est plus vivable que Chlef» affirme Smaïn.

«Pendant la saison estivale de l'été, ce sont les chélifois qui envahissent Ténès» lui dis-je. Il ne dit mot. C'est la nature qui prend le relais: le vent se met à souffler, annonçant l'orage proche. Il mit deux jours avant d'éclater ce jeudi en début de soirée. La nuit passa vide et silencieuse pour s'ouvrir sur un vendredi triste et coléreux: les orages se succédèrent, des ruisseaux d'eau boueuse envahirent les rues et ruelles de Chlef. L'oued Chlef, lui demeura désespérément pauvre et maigre malgré les torrents de pluies. Etrange phénomène de la nature: l'Oued Chlef, qui terrorisait autrefois ses riverains au moindre frémissement du ciel demeure aujourd'hui imperméable aux eaux du ciel de la ville de Chlef. Comme pour conjurer le sort et refuser qu'on lui vole son nom millénaire pour l'attribuer à cette immense agglomération qui l'étouffe de son insolente prétention de Ville Nouvelle. Le plus long oued d'Algérie se fait désormais discret, laissant la place à la ville qui porte son nom. Celle construite sur les ruines d'El Asnam. Les bigots ont expliqué au lendemain du séisme de 1980 qui «ruina» la ville qu'El Asnam portait en elle la malédiction de son propre nom qu'ils traduisent par «idoles, statues». Faut que les bigots expliquent aujourd'hui pourquoi les chélifois pleurent El Asnam d'autrefois, et surtout pourquoi l'oued s'est tari et les gens parlent de pomme de terre, plus que des élections du 10 mai prochain. Rares sont les personnes qui savent que 13 futurs députés représenteront la wilaya de Chlef. 13 ou 20 députés, les chélifois sont persuadés que rien ne changera la condition de ville provisoire de leur ville. Ici, on parle de «système D», de débrouillardise, de chacun pour soi, parfois de départ vers d'autres cieux. Les jeunes qui squattent les trottoirs avec leurs marchandises de tous genres ne sont pas naïfs : ils savent que la relative paix qui règne entre eux et les agents de police urbaine ne durera pas au-delà du 10 mai prochain. Pour l'heure, ils en profitent. Les plus âgés et les «anciens», eux, parlent toujours d'El Asnam. Chlef, pour eux, est une fiction, une invention qui dure.