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Des figues, des dattes et des olives

par Sid Lakhdar Boumediene

Il en est souvent ainsi lorsqu'un pays est en état de colonisation de peuplement. Si nous étions convaincus de notre profond enracinement dans la culture nationale, nous pensions également avoir les mêmes connaissances qu'un petit collégien marseillais ou de Nantes.

Si au niveau de notre apprentissage cela ne faisait aucun doute, la réciprocité n'était pas évidente quant à la connaissance de la géographie algérienne par les métropolitains de France. Nous allions le découvrir par un épisode surprenant.

À l'époque du lycée le vivier des anciens profs pieds noirs restés après l'indépendance commençait à se tarir. Jusque-là notre regard sur la France passait essentiellement par eux et nous avions oublié qu'elle était aussi lointaine pour eux que pour nous. Est venue la période massive des coopérants étrangers dont la majorité venait de France. Et parmi eux beaucoup qui accomplissaient le service militaire au titre de la coopération.

Voilà l'un d'entre eux qui nous avait été affecté. Si nous le revoyons aujourd'hui, nous dirions qu'il joue encore à la PlayStation. Ce qui ne nous apparaissait pas ainsi à l'époque.

Ce malheureux était confronté à une nouvelle disposition du ministère. Bien que le cours fût en français, les nouvelles directives avaient formellement demandé que le cours de géographie portât principalement sur l'Algérie.

La seule chose que savait un petit gars venant de Bretagne ou d'Auvergne était que ce pays était au sud, ensoleillé et avec un grand désert.

Pendant des mois il nous a fait parcourir l'Algérie, probablement en se référant à une carte Michelin. Et à chaque séance, une région nouvelle et son chef-lieu. À chacune, lorsqu'il arrivait à la production locale vivrière, nous nous regardions et nous marmonnions avec un gros sourire : «Production de figues, de dattes et d'olives». Car nous connaissions sa phrase par cœur.

Et comme chacun le sait, le prof de géo avait un nombre important de classes où il devait rappeler que l'Algérie produisait... des figues, des dattes et des olives. À la fin de l'année, l'Algérie était un territoire qui pouvait nourrir la galaxie en... figues, en dattes et en olives.

Le pauvre garçon avait dû retourner en France en prévenant qu'il assassinerait le premier qui lui parlerait de figues, de dattes et d'olives.

La morale de cette histoire est double, en relation réciproque. On ne connaît véritablement jamais son propre pays comme on ignore tout de celui des autres. Après cent trente années de colonisation, ce jeune professeur, pourtant certifié en histoire géographie et faisant son service militaire dans un territoire rattaché à la France il y avait à peine deux décennies, pensait que la production vivrière algérienne était exclusivement celle des dattes, des figues et des olives.

Mais il ne faut certainement pas jeter un regard sévère envers ce jeune professeur, perdu dans un pays qu'il croyait probablement être celui de l'exotisme oriental et des danseuses des Mille et une nuits. Nous n'en savions pas beaucoup plus de notre propre pays. Il a fallu soixante-trois ans pour apprendre que ma ville de naissance était juste sur le célèbre méridien de Greenwich (je n'ai pas dit le méridien zéro !). Tout simplement parce que ce qui nous venait immédiatement à l'esprit était de savoir où était ce lieu qui donna son nom au méridien.

Pas plus que nous ne connaissions véritablement à cette époque les coutumes et usages sociaux des différentes régions ainsi que notre géographie. J'étais fier de savoir que nous avions l'un des déserts les plus grands au monde sinon le plus grand. Mais c'est seulement à l'âge de vingt et un ans que j'avais réellement vu un désert, aux Etats-Unis.

Le jeune professeur coopérant ne connaissait pas ce qui fut pourtant la terre de «nos ancêtres communs les Gaulois» puisque c'était dans les livres d'histoire sur lesquels il avait, lui aussi, étudié dans son enfance. Et moi, il m'avait fallu un voyage aux Etats-Unis pour voir un désert. C'est comme si un Inuit découvrait la neige en voyageant hors de son pays natal.

Il faut pourtant en rire car ce n'est finalement pas si grave. L'important est de s'en rendre compte et d'apprendre, encore et encore, d'un vaste monde, celui de notre propre pays de naissance. Nous avions cependant une excuse, les revenus de la population moyenne de cette époque, les opportunités et les infrastructures ne permettaient pas autant de voyages intérieurs que pour la jeunesse algérienne de nos jours.

Les figues, les dattes et les olives, on les mangeait, on n'en faisait pas un objet d'études. Le soleil, la plage, le cinéma, la musique et les sourires des jolies demoiselles sur le front de mer, on pensait que c'étaient les seules frontières de notre beau pays.