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Démocratisons la lecture !

par Kamal Guerroua

Déçu par la déperdition culturelle dans laquelle est plongé notre pays, un présentateur d'une chaîne de télévision privée aurait suggéré récemment dans un spot publicitaire l'idée pour le moins originale de «démocratiser la lecture» dans les espaces publics. Il a incité d'abord notre diaspora établie à l'étranger à rapatrier beaucoup de livres pour les confier aux associations locales ou même, directement, en mains propres aux gens ordinaires, qu'ils soient membres de leurs famille, leurs cousins, leurs voisins du quartier ou autres. «Glisser deux bouquins ou même trois dans sa valise, argumente l'intello, dont les propos quelque peu teintés de naïveté semblent nager dans un optimisme démesuré, pour les offrir aux siens, ne coûte sincèrement rien!». Et une fois que des tas de livres sont rassemblés, c'est simple, on fait le tour avec. Comment ? Quiconque lit un bouquin emprunté à une association ou à un particulier devrait le laisser dans la place où il l'a terminé pour qu'un autre puisse le lire à son tour, puis le transmettre à un autre?, et ainsi de suite. Cela peut créer de l'engouement chez cette jeunesse assoiffée d'évasion pour tout ce qui est culturel et dissiper le marasme qui l'étouffe. Fataliste et endormie, la société peut, quant à elle, se réveiller, baliser son chemin et se prendre en charge. Face à la sinistrose politico-culturelle ambiante et le désengagement des pouvoirs publics, les citoyens sont amenés à se mobiliser par eux-mêmes pour se former et rattraper leur retard en mettant en place des groupements de veille culturelle, de kermesses d'idées, de foyers littéraires, etc. Bien entendu, après cette étape entre amis et voisins, la suivante sera la collecte-distribution des livres en porte-à-porte dans les cafés, les rues et les quartiers. Ainsi l'accès libre et gratuit aux livres favorisera-t-il le rendement de la lecture en Algérie! En réalité, des initiatives populaires concertées de ce genre sont à encourager mais la question qui se pose est si les nôtres y sont vraiment prédisposés. Et s'ils sont aussi capables de s'organiser et y imprimer un rythme solidaire spontané, surtout quand on devine à gros traits la complexité des rapports sociaux en Algérie. Un simple chômeur de Aïn-Beïda, de Béchar, de Tizi-Ouzou, ou de Chlef qui écoute le message du journaliste, aura vite préparé la réponse suivante : «Trouvez-moi du boulot d'abord, puis parlez-moi de livres !», un autre l'assommera par ses multiples tracas avec l'administration pour dégoter un logement AADL ou un projet ANSEJ, un troisième concentrera toute sa diatribe sur les privilèges dont jouissent nos élites et ses ressentiments en tant que «marginalisé du système», un quatrième râlera sans cesse à cause des prix des patates, des poivrons et des bananes. Au bout d'un certain moment, on se rendra compte que l'argument de ce projet culturel ambitieux ne tiendra pas longtemps d'autant qu'il n'y a eu aucun travail de fond mené par les autorités pour y préparer le terrain. Happé par l'hystérie provoquée par la rente et une longue torpeur ayant ruiné sa conscience, l'Algérien s'est vite clochardisé aussi bien dans ses poches que dans sa tête, presque dessaisi, malgré lui, de toute notion de temps et d'espace.

Or, il oublie qu'un suicide collectif n'est pas seulement une somme de suicides individuels mais le suicide de toute une collectivité. Un suicide commis collectivement, avec une hypocrisie et une indifférence collectives pour lesquelles il faut des solutions collectives!