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L'homme-tout le monde

par El Yazid Dib

De ces mille ans, il semble ne garder que quelques débris de secondes. Les grèves ne l'émeuvent pas. La retraite anticipée ou précipitée ne le concerne pas. Il est loin de pouvoir encore déchiffrer le canevas d'une loi de finances ou de savoir recompter les ratios et les bonifications d'un emprunt obligataire non encore oblitéré. Encore moins les faux-fuyants politiques d'une caste malhabile à distinguer les frontières du pouvoir et de son opposition.

Le temps actuel, tellement zélé et agile, s'affole à courir davantage. Ne laissant point de répit d'analyse ou de halte pour un examen de conscience. Il s'en va, ce temps comme s'en sont allées les tourmentes et surtout les belles années d'une nation en perpétuelle quête de bon port.

Le crépuscule, pour un jour finissant n'est pas une crainte. C'est une certitude. Tout ce qui commence bel et bien reste en haleine d'attente, guettant tel un navigateur la terre ferme. Ce vieillard rencontré dans une campagne qui ne l'est plus, au carrefour d'une bourgade anonyme, semblait me dire que rien ne vaut la liberté du vent lorsqu'il fait valser les hauteurs et surfer sur les sols. Que tout n'est pas aussi pire que la perte du mouvement et le maniement du verbe. Dieu, me dit-il, est né verbe. Et c'est de ce verbe initialement authentique et aux pures origines que se sont produits la contrefaçon, le plagiat et l'imposture. Dans ce monde pourri d'arrivistes, le mérite est toujours dévolu aux méchants qui n'hésitent plus à faire de l'opportunisme une vertu managériale digne, croient-ils, des corpus de la domination des masses. Il est la masse, sinon son symbole.

L'homme n'est pas une goutte de pluie née de la toute dernière. Il a roulé les bosses et avec la sienne autant de fois qu'elles se cahotent aux aléas fatidiques d'une époque qui refuse de s'identifier. Il lui arrive souvent à ce vieillard de mille tiges de tomber dans un trou indéfinissable après avoir flirté avec les cimes et les firmaments. Il pourrait, sous le poids de la fatalité, en oubliant ses anciennes loges, raser les infimes espoirs qui subsistent aussi de cette époque devenue indésirable. Il se confine dans la petite peau d'un intrus, à la limite d'une clandestinité difficile à détecter. Il est là à éplucher les peines du jour et tente de rétrécir celles de la nuit. Sortant d'une vie claire et affichée, il s'essaye à assiéger une autre qui ne semble pas bien l'accueillir, car elle émerge d'un nouveau monde terrible et ténébreux. Cet homme ne cultive ni peur ni inquiétude d'hostilité pouvant surgir d'un ailleurs qu'il sait dérisoire et futile.

Cet homme est partout. Il fréquente sous la blouse d'un écolier les bancs d'une école révolue. Il hante dans son col blanc les catégories les plus prisées dans la grille des salaires, sans pour autant s'offusquer des espaces inégaux qui séparent la misère de la boulimie. Il tapote son clavier, croit en la technologie et porte au cou son chapelet de talismans. Sans fard, vif et gentil, son regard quoique baissé s'éjecte d'une tête éternellement culminante et scrute le silence qui l'entoure et rit du bruit général qui se prend pour une symphonie collective.

Une chose est sûre pour cet homme de tout le monde, c'est qu'il ne sera pas candidat. Il n'aura pas plusieurs nationalités et il ne fera pas office de justicier masqué. Sa liberté, se dit-il, est plus âgée que son temps. Plus chère que son souffle et ses modiques mètres carrés qu'il occupe dans l'immensité du cosmos. Si lui redevient un zéro, tout de même chiffre défini, sa liberté s'étend à l'infini.