«
?Et donc ? Je ne sais plus. On s'est habitué. L'homme s'habitue à tout et la
femme s'habitue à l'homme, disait un ancêtre. Maintenant, on sait que l'ont
peut avoir un pays sans Président comme chez nous. Ou un Président sans pays
comme les palestiniens. Ou n'avoir aucun des deux, ni pays, ni Président, comme
les morts dans les cimetières. Rien n'a changé. Au début c'était un peu
difficile à croire, certains ont voulu le changer mais il a été rusé : il a
roulé la vie et la mort. Il est là et il n'est pas là. Pour la mort, il est
mort mais pour le régime il est vivant. On ne peut ni le tuer, ni le réélire,
ni le démissionner, ni le voir, ni le changer ni le garder. Il est. Et nous
sommes. Mis à part ça, ce qui nous inquiète, c'est le puits. Il coule pour
rien. Le pétrole se vend mal et ça, c'est grave. C'est plus grave de ne pas
avoir un Président. Car un Président ne se mange pas, ça se mâche pendant
quatre ans. L'Algérie sans le pétrole, c'est l'Algérie avant 1830. Ou entre 62
et 65. Ou avant le premier salaire d'une vie. Ou juste après le dernier
salaire. Je ne trouve pas d'image. Je suis inquiet. On va faire quoi ? Déjà que
dans ce pays on ne meurt pas. On va tourner en rond. On s'est habitué à bien
manger et à ne rien faire tu sais. Cela, on l'attendait depuis des siècles. Le
Roi d'Arabie saoudite est mort. On nous a imposé ici son enterrement : trois
jours de deuil, pas de musique à la radio et la prière de l'absent à la
mosquée. J'ai refusé. Je ne l'aime pas. Et puis cela commence à devenir un peu
étrange : la prière de l'absent, les élections de l'absent?etc. Cela sert à
quoi d'avoir un pays si on n'a pas un Président et un robinet ? Ce n'est plus
une maison, mais un campement. Je deviens méchant. Je suis inquiet. Tout le
monde revient cette semaine : Messali, Ben Bella, Ferhat Abbas, Boumediene. Je
te dis que c'est comme l'Algérie pendant la France ou avant le coup d'Etat.
Quand on parle trop des ancêtres, cela veut dire que la famine revient, qu'on
mange mal, ou qu'on ne sait pas où aller. Mon grand-père me le disait. Son
grand-père lui disait « regardes et tais-toi ». Il y a un siècle et demi. Tu te
rends compte ? Ce n'est pas une sagesse, c'est un code de la route avant la
route. Moi je regarde, et quand j'ai trop envie de parler, je t'écris, ou je
parle à mes cheveux. Vous allez bien en France ? Je sais que c'est dur.
L'Algérie française n'est pas facile, en Algérie, comme en France. Hier ou
aujourd'hui. J'ai regardé ça à la télé. Je ne sais quoi te dire. Tu peux
revenir ici, mais tes enfants non.
Ce
n'est pas leur pays. Ni ici, ni là-bas. Parfois je vais prier Dieu. Je me
demande parfois, mais je n'ose pas t'en parler. J'ai une grave question. Elle
me taraude, mais je n'ai pas envie que l'on me traite d'impie si je la pose. Je
le dis ? D'accord : je me demande pourquoi Dieu n'envoie plus de prophète
maintenant que l'humanité en a tant besoin ? Je suis croyant tu sais, je prie
Dieu avec ses mots, mais parfois j'ai aussi les miens. Je ne doute pas que
Mohammed soit le dernier des Prophètes, mais bon j'aurais voulu que? non,
j'arrête. « Regardes et tais toi » disait mon ancêtre. Oui. Je regarde. Mais
dans ma tête ça parle. Les vaches sont chétives au bout du village. J'ai vu ma
Grand-Mère hier dans un rêve. Je ne sais pas quoi faire quand je ne prie pas
avec les autres. Je reste assis au seuil de la maison. Et la maison voyage
derrière mon dos. Je t'écrirais. J'ai encore plein de mots que j'utilise très
rarement ».