L'empire du dit et du non-dit. Saidani, au centre du stade
national, entre ses employeurs et ses détracteurs, il a dit : «Quand la France
nous a donné l'indépendance» selon les caméras, lors d'une rencontre publique.
Le verbe «donner» ayant été surligné par l'opinion, dénoncé comme l'aveu d'une
double nationalité, un crime contre la mémoire et une insulte aux martyrs. Une
sorte de conjugaison de « l'Algérie Française » lancée, récemment, par la dame
Geneviève de Fontenay, à l'élection de la dernière miss Algérie. Saidani a-t-il
commis un crime ? Selon le discours orthodoxe oui : il y a des choses que l'on
dit entre soi et soi mais pas en public et d'autres non publics et que personne
ne croit. L'Algérie ayant deux discours, l'un officiel et l'autre en blabla
venimeux, sur soi et les siens. Entre soi, on le dit « la France nous a donné
l'indépendance ». On le dit sur le ton ricanant de la moquerie, de la
méchanceté, par esprit de vengeance, par aigreur aussi ou par esprit d'analyse
et d'objectivité. Pour déminer, un peu, le poids officiel de notre mémoire. La
restituer au poids du réel, en dégonfler les montgolfières trop vaniteuses et
approcher la vraie histoire que cache l'histoire. On y ajoute, même, les
arguments connus : Dès 59, il ne restait plus rien de l'armée de libération
nationale que deux choses : une immense file d'attente aux frontières et
quelques survivants, dans la wilaya 4. On a vaincu la France « politiquement »
pas militairement mais la geste épique nationale raconte l'inverse. C'est ce
que dit le murmure national (le non-dit), en marge du discours national.
Saidani n'a dit que ce que l'on se dit, l'on dit et répète souvent. Mais il l'a
dit en public. Traversant la fine et bétonnée frontière, la ligne Morrice qui
sépare le pays du discours du pays de la conviction. Il va être inculpé. Et
c'est tout le drame de la mémoire : piégée entre la sublimation abusive et la
méfiance quotidienne, elle est sous-titrée et surlignée. On ne peut pas la
raconter sans la gonfler avec de l'hélium, ni la critiquer sans la rabaisser à
des procès venimeux. Amar Saidani, en disant que l'indépendance nous a été
donnée par la France, n'a dit que ce que certains disent depuis toujours.
L'Algérie ayant une mémoire et une sous-mémoire. Sauf que parfois, la
discussion sort du cercle pour tomber dans le carré. Et là, elle explose au
visage de celui qui n'a pas su se taire ou n'a pas su parler. Et c'est le
délire ou l'hystérie. Tout cela pour cette raison de profonde duplicité du
souvenir collectif : L'histoire écrite n'est pas l'histoire dite. Le consensus
n'est pas le « raconté ». La mémoire est attitude, discours, sublimation,
fantasme ou consentement mutuel ou complicité de silence ou arrangement. La
mémoire vive est orale, dite mais pas écrite, inexacte mais crue, elle est
transmise mais pas enseignée. La mémoire écrite est subie et perpétuée, elle
est falsifiée mais acceptée, elle est anti-mémoire, au nom de la mémoire. Ligne
Morrice, faux pas Saïdani. Mais là, il n'est coupable de rien. Sauf de ce que
nous admettons tous, nous faisons tous, nous subissons tous. C'est une loi du
lapsus qui s'impose face au consensus. Et cela va durer tant que l'histoire
n'est pas une science mais seulement une monnaie.