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Le théorème du singe

par Brahim Senouci

P remier acte : dans une expérience célèbre, cinq singes sont rassemblés dans une pièce close. Un régime de bananes est accroché au plafond. Une échelle permet d'y accéder. L'un des singes se précipite pour l'emprunter. À peine a-t-il mis le pied sur le premier degré qu'une douche glacée se déverse sur ses congénères. À chaque fois qu'un singe essaie d'escalader l'échelle, le même jet d'eau glacée se déclenche. Les singes finissent par faire l'association entre ce dernier et l'acte de monter sur l'échelle. Du coup, ils agressent celui des leurs qui, tente d'attraper la banane. Enfin, plus personne ne s'approche de l'échelle. Le système d'aspersion d'eau est alors rendu inactif.

Deuxième acte : un des singes est remplacé par un nouveau. Ce dernier se dirige immédiatement vers l'échelle. Il est aussitôt roué de coups par les quatre autres, sans même qu'il ait été nécessaire de faire fonctionner la douche glacée. Un deuxième singe est remplacé par un autre qui va directement vers l'échelle.

Il est agressé de la même façon par les autres, dont le remplaçant précédent. Un troisième, un quatrième remplacement donne lieu au même scénario. Au cinquième remplacement, les cinq singes présents dans la pièce n'ont pas connu la douche glacée.

Ils continuent cependant d'interdire l'accès à l'échelle et au régime de bananes, sans savoir la raison de cet interdit. Cette expérience est probablement fausse. Ses «auteurs», disparus depuis longtemps, n'ont fait sans doute que l'imaginer. Elle n'en reste pas moins fascinante. Combien de sociétés humaines vivent ainsi sous le poids d'interdits qu'ils continuent de cultiver en dépit de leur absurdité alors même que personne n'en connaît plus la raison.

Le conservatisme est un réflexe humain. À chaque fois qu'un singe essaie d'escalader l'échelle, le même jet d'eau glacée se déclenche. Le problème est que ce réflexe crée la paralysie et empêche la prise de décision face à un péril.

En Algérie, le conservatisme est plus développé qu'ailleurs. Si des manifestants envahissaient l'espace public pour réclamer le changement, il est probable que la police n'aurait pas besoin de les réprimer. La majorité de la population s'en chargerait. La raison ? La haine de soi sans doute. La haine est l'autre nom de la peur. Nous nous estimons si peu que nous ne nous croyons pas capables de construire quelque chose de nouveau et de bénéfique. Nous pensons au contraire que nous sommes plutôt du genre à transformer l'or en plomb. Alors, nous utilisons toutes nos forces pour ne pas changer, ne pas changer, y compris lorsque, à l'évidence, au bout du chemin, c'est un précipice qui nous attend.