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Gazelles et mamelles

par Kamel Daoud

Des animaux ont disparu de l'Al gérie. D'autres apparaissent. Certains persistent. Au Sud, la gazelle, elle est pourchassée par les émirs hallal (les émirs Haram sont ceux des djihadistes, les hallal sont ceux qui ont des pays, des puits et des femmes). Les émirs braconneurs ne sont pas considérés comme une menace par notre souveraineté de copinages : ils peuvent venir, chasser, tuer, camper et arroser. Les émirs du Golfe sont une espèce protégée (par nos corps constitués), les gazelles ne le sont pas. Au Nord, la vache. Celle des orphelins. Laquelle ? Quand les députés du régime demandent avantages, salaires, augmentations, primes, parachutes d'or et passeports diplomatiques, cela s'appelle traire. Il y a donc une vache, quelque part, dans la tête. Dans un monde meilleur, les émirs auraient chassé les députés et les gazelles auraient demandé l'immunité. Mais le monde n'est pas parfait, il est capricieux et vicieux. Chacun son animal, son totem. Pour les émirs du Golfe, l'Algérie est une gazelle exténuée que l'on peut acheter auprès de leur président qui vivait chez eux. Pour des députés c'est une vache qui a une mamelle, sous forme d'un croissant, un téton en étoile, un partie verte pour l'herbe et une autre blanche pour la serviette qui essuie les mains, après le repas. En France, le régime aime incarner l'Algérie sous forme d'un paon. Il y a eu le lion des djebels, Krim Belkacem. Tué. Le dernier. De la lignée ne reste qu'une montagne et la cravate qui l'a étranglé. On peut aussi convoquer le cheval de l'Emir Abd El Kader, qui deviendra l'âne des affreuses lignes Morrice, passeur d'armes, fidèle de guerre. Retour, cependant, aux deux animaux du moment : la gazelle et la vache. Deux icônes de notre sort de peuple rupestre, dessinées sur un rocher. La gazelle est, désormais, signe de notre impuissance, de notre défaite : c'est un désert piétiné et un saut égorgé. Elle est aérienne mais trahie, animal mais écrit, pas créé. C'est notre prostitution. Notre défaite. La preuve de notre asservissement. El Mali, Abd El Kader, dispose du désert qui lui revient de droit. Il le loue alors. Au nord, la vache, elle est obscure, lourde et aveugle, comme une rumination. C'est la mère. On la tète et piétine. Elle est le lait noir. La vache est le symbole de l'Algérie alimentaire. Il faut la manger, la traire jusqu'aux syllabes du prénom. Emirs au Sud, députés au Nord.

Puis s'ouvre le bestiaire des imaginaires : rêver d'animaux fabuleux. Un croisement. Imaginons les émirs chasser les vaches et les gazelles, légiférer au Nord. Ou une sorte d'animal incongru : une vache qui a le poids de la gazelle ou des gazelles qui rient, sans matières grasses. Des gazelles qui chassent des Emirs ou des vaches qui lèvent la main. En boucle. Tout cela pour ne pas écrire une insulte crue et grossière à ceux qui chassent nos gazelles et à ceux qui tètent notre unique vache. D'ailleurs, les Emirs sont des députés dans les systèmes féodaux. Les députés sont des sortes d'Emirs dans les dictatures molles.

Le chroniqueur n'aime pas le populisme égalitariste. Mais cette demande d'augmentation et d'avantages chez des députés souvent serviles, heurte.

Cela ressemble à de la goinfrerie.