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Emeutes et Terengua

par Kamel Daoud

Au Sénégal. Terre calme.Pays de la Terengua : l'hospitalité. Face à la  mer, la ville est une sorte d'Oran plus bariolé, léger, insouciant. C'est ce qui frappe dans ce pays l'Algérien né d'un pays tourmenté : le Sénégal sent le calme. On le voit, ressent : des femmes en tenues magnifiques, des vendeurs de rues (l'un d'eux approche la voiture d'un cortège officiel coincé dans un bouchon : impensable chez nous ! Il sera éloigné sans heurt par un garde du corps, les gens regardent puis s'occupent). Crieurs, fruits inconnus. Petite balade en chaloupe vers l'île de Gorée sous un ciel lavé : là où on regroupait les esclaves avant de les vendre à l'enfer il y a deux siècles. L'île est à la fois un coin du paradis et un morceau de l'enfer dans ses sous-sols en cachots pour la traite des noirs.

Tour à la maison des esclaves, caves, cachots, chaînes. On se perd à imaginer les grandes douleurs que l'on voit suinter des murs. Plus loin, une école d'excellence y est, regroupant les plus brillantes jeunes filles du Sénégal. Senghor est partout : il a laissé sa trace, son culte de l'école et du verbe. Pays calme surtout, sans agressivité, sans sentiment d'insécurité. Cela frappe l'Algérien que je suis. Je suis habitué à l'inquiétude.

Dans le centre-ville les bouchons peuvent être pénibles mais pas un seul coup de klaxon. De l'invraisemblable pour nous. L'Algérie se révèle par cet effet de contraste. On est un pays né de deux guerres et pas encore né.

Le Sénégal est un pays musulman dans sa majorité. Mais cela ne sent pas la fatwa, la haine de la liberté des autres, la religion des satellites ni le wahabbisme, ni le teint jaune de la mort. Une sorte d'état antérieur à la peste chez nous : le vendredi c'est le jour des prières, mais le pays n'en meurt pas : magasins, commerce, rue en mouvements, activités, rires. Le pays ne se suicide pas au nom d'un dieu. Les femmes n'y sont pas un crime que l'on veut punir. Femmes aux couleurs vives, beautés insolentes, hommes qui sourient. Images naïves ? Peut-être, mais ce sont les impressions que l'on emporte. Au soir, la fête pour la remise du Prix des Cinq continents. Explosion dans la gigantesque salle du Grand théâtre. C'est le dernier mandat de Abdou Diouf, l'Auguste. L'homme des siens est sincère. « Je pars en retraite et j'ai plein de livres à lire pour commencer. Le premier que je lirais, sera Meursault?», dira-t-il au chroniqueur lors de la remise du Prix. Enfants qui dansent, saluts et bousculades sans agressivité. Mécanique de la tête de l'Algérien quand elle émerge dans d'autres pays : pourquoi nous ne sommes pas comme ça ? On ne peut pas s'empêcher de comparer quand on voyage. C'est notre pente malheureuse. Le Sénégal est une terre, une mer et une sorte d'impression saine.

Retour par le net au pays : là des émeutes ont éclaté à Touggourt. Deux morts, dit-on. Cela continue, le pays se perfore et sombre. Saâdani du FLN comme butin de guerre sera à Oran, pas à Touggourt. Son Bouteflika sera chez lui. Nous, on sera dans ce pays et on sombrera avec lui. Bouteflika, que nous laisses-tu comme pays après ton départ ?