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La parole confisquée

par Bouchan Hadj-Chikh

Le syndicat des agents de police existe. Depuis longtemps. Sinon, je ne comprendrais pas comment, un beau matin, des agents de l'ordre se lèvent, chacun chez soi, se rasent, prennent leur petit déjeuner avec leurs enfants et épouses et, entre la tartine de beurre et le café au lait, décident, chacun de son côté, qu'en rejoignant leur commissariat, ils se mettraient derechef en marche vers la présidence de la République ou le Palais du Gouvernement pour dire leur ras le bol. Bizarrement, dans des termes identiques, touchant les mêmes thèmes. Tout cela, sans consultation préalable. Et qu'enfin, mis en face des instituions de l'Etat, des représentants -qui les a élus, quand et où ?- s'identifient et se proposent pour engager la négociation avec le Premier ministre ou le ministre de l'Intérieur.

Comme je ne suis pas naïf au point de croire ce scénario, j'en conclus que ces hommes et ces femmes dont dépend notre sécurité sont bel et bien organisés et intégrés dans une structure qui a analysé les raisons de la démarche et décidé d'une démonstration publique de leur mécontentement, de son jour, de son heure et de son parcours.

Sous d'autres cieux, les agents de l'ordre manifestent également leur mécontentement. Mais, afin de ne pas créer le trouble dans l'esprit des gens comme vous et moi, ils se gardent de battre le pavé en tenue. Les pancartes qu'ils soulèvent, en tenue civile, suffisent à dire qui ils sont et pourquoi ils prennent les rues d'assaut.

Pas chez nous. Chez nous, ils se sont présentés devant le peuple et les administrateurs en tenue officielle, attitude qui aurait attiré des sanctions. Pour son caractère séditieux. Encore une fois, sous d'autres cieux.

Le plus curieux dans cette affaire, c'est le fait que les plus hautes autorités, notamment la présidence de la République, la Primature et le ministre de l'Intérieur, ont paru surpris par ce déploiement de force. Ce qui indique bien qu'ils sont les moins informés de ce qui se passe dans le pays et dans la tête des administrés. Ils sont dans leur bulle. Ils « gèrent ». Quoi ? Nul ne le sait. Le ministre de l'Intérieur énonce, après coup, un certain nombre de mesures qu'il entend prendre -après consultation, sans doute, avec sa hiérarchie- pour résoudre la crise. En d'autres termes, si la politique est l'art de prévoir, nous en sommes loin, et lui, il est bien plus loin encore. Ce coup-ci lui est tombé sur le crâne sans qu'il s'en doute.

Lui et le reste.

C'est inquiétant. Imaginez, demain, la gendarmerie et l'armée défiler dans les rues pour dire leur mécontentement et exiger, comme le firent les policiers, la tête de leur état-major. De là à évoquer la possibilité d'un coup de force ? Ce qu'à Dieu ne plaise.

Les récents changements au sein des services de sécurité, les mouvements au sein de l'armée et, aujourd'hui, la « protesta » de la police, conduisent à penser, dans le style du pouvoir, que des « aménagements » substantiels interviendront dans la structure de ce corps. A froid. Quand beaucoup d'eau aura coulé sous les ponts des oueds, à ce jour asséchés. Sous tous les régimes, une initiative de cette sorte ne peut demeurer sans conséquence.

Jusqu'à quand ces dysfonctionnements, ce pourrissement, curieusement dans les cercles dont dépend la sécurité du citoyen, vont se révéler au grand jour, exposant, aux yeux de tous, de vous, de moi, de nos amis et de ceux qui ne le seraient pas forcément, les failles de notre gestion de l'Etat et de ses structures ? Pourquoi faut-il toujours courir après les évènements pour colmater les brèches ? Aujourd'hui comme hier, la pression est trop forte dans la cocotte-minute. Dans la cuisine du pouvoir, nul n'a noté que l'aiguille indiquant la pression est dans la zone rouge, à quelques degrés seulement de l'explosion qui détruira l'appartement. Et personne pour remarquer que l'exutoire de la vapeur est bloqué, ne tourne pas, faute de vérification quand le couvercle a été mis. D'où l'absence de sifflement annonciateur de l'ébullition.

Il en est ainsi, dans la cuisine du pouvoir, pour toutes choses relevant de la gestion au quotidien et de la vision à moyen ou long terme, pour être prétentieux. L'immobilisme de la direction de l'Etat, sa frilosité, est en train de favoriser l'éclosion d'un contre-pouvoir, « un peuple fantôme », à l'image du cabinet ou gouvernement fantôme britannique qui se prépare à la prise de pouvoir légale.

Nous avons tout acheté, sauf que, dans le supermarché mondial, on n'a pas trouvé « un peuple clé en mains ».      

Le ministre de l'Intérieur aurait beaucoup mieux à faire s'il arrivait à convaincre qui de droit « ? » que l'ouverture démocratique doit devenir réalité, s'amplifier et cesser d'être une vue de l'esprit, afin que les associations souterraines soient autorisées pour que ceux qui décident soient à l'écoute de ceux, et il s'en trouve, qui ont pour ambition de participer tous les jours à la construction de ce pays en multipliant les réseaux de réflexions et de proposition. Et rendre au peuple la parole confisquée.

Le temps de la manne pétrolière est derrière nous pour distribuer les miettes au nom de la paix sociale. Le baril flirte avec les 80 dollars. Plus une once d'or n'est venu se faire une place dans les caves de notre Banque centrale, comme l'indique un quotidien spécialisé. Les temps qui s'annoncent seront durs. Et il n'est pas certain que le pouvoir en place soit capable de beaucoup de génie pour affronter les difficultés qui nous guettent. En entend-il seulement les bruissements au fond de sa coquille ballotée par les vagues d'une mer tourmentée ?

Ou décidera-t-il de nous muter, nous aussi, pour avoir la paix ?