Les rôles, tout comme les sens, sont souvent perturbés,
durement bousculés, dans ce rituel religieux du sacrifice du mouton. La portée
spirituelle du geste, elle-même, à travers laquelle on tenterait de se
rapprocher de Dieu, se perd dans des considérations matérielles et se
transforme en cauchemar, pour la plupart des fonctionnaires et autres
catégories sociales démunies. Toute la peine du monde pour de larges pans de la
société, ces jours-ci, consiste à résoudre l'équation « salaire ? prix du
mouton + charge de 30 jours du foyer » ! Une torture de l'esprit. Le plus
perfectionné des acrobates n'y arrivera pas. Pour joindre les deux bouts. C'est
une équation qui ne peut avoir de solution honnête, à la mesure de ce que
dictent les préceptes religieux. Sauf à vouloir lui chercher des solutions
factices, se résoudre à s'endetter pour acheter le mouton et satisfaire le
désir des enfants et de leur mère, parfois. Aussi stupide que cela puisse
paraître, certaines femmes mettent au chantage leurs époux, c'est le mouton ou
le casse-tête des scènes de ménage sans répit, sinon le divorce pour celles qui
choisiront des arguments-massues, tranchants. Un blasphème qu'on ne se résout
pas encore à dénoncer dans nos mosquées. Comment un rituel dont la vocation
véhicule la dévotion et l'entraide des membres de la communauté musulmane
peut-il outrageusement se métamorphoser en un conte kafkaïen ? Peut-on parler
de sacrifice lorsqu'on doit passer par tous les supplices, tout juste pour
manger un peu de viande, protéger faussement un prestige, ou une vanité
enfantine ? L'Aïd El-Adha a cela de bien, il met à nu nos croyances religieuses
terre-à-terre, nos frustrations, nos complexes, et nous renvoie une piètre
image de ce qu'on peut faire avec un tempérament religieux sans âme. Les musulmans
sont devenus de « faibles » croyants pour ne pas oser dire « basta ». Je
remercie Dieu de ne pas avoir connu les musulmans avant de connaître l'Islam,
disait une Européenne qui s'est convertie à l'Islam avant de vivre parmi les
populations de la confession. Parce qu'elle a vu que les enseignements de
l'Islam n'y ont plus place. Pourtant, on devrait être les premiers à défendre
ses valeurs. Beaucoup d'Algériens ont les moyens de se payer jusqu'à 5 moutons,
alors que d'autres devraient se contenter d'humer les odeurs des brochettes au
soir de l'Aïd, les premiers peuvent-ils aider les seconds à passer une bonne
fête en se délestant de 4 moutons chacun ? Certes, des bienfaiteurs existent,
mais ils ne sont pas en nombre pour combler le vide spirituel. Certains donnent
le mouton en cadeau à des nantis. D'autres dépenseraient des fortunes dans des
soirées « bien » fréquentées. Mais on ne donnerait pas un sou pour quelqu'un
qui en demanderait pour manger à sa faim ! L'Aïd El-Adha est l'une des rares
opportunités sur terre où il est donné aux riches de penser aux pauvres, dans
un sens collectif, une fois l'an. Hélas, l'aveuglement guide inexorablement les
actions vers les pavés de l'enfer. L'Etat aussi est riche, et c'est à lui que
revient le privilège d'organiser la solidarité lorsque ses sujets auront fait
défection.