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Le Blanc et la cannibalisation du monde

par Kamel Daoud

Par effet de médias ou de décapitations, l'Armée islamique de l'Irak et du Levant, le Boko Haram ou les autres Djihadistes ont fait oublier les autres catalogues des crimes contre l'humanité. D'un coup, le monde se présente comme deux continents: la barbarie (musulmane) et la civilisation. Peut-être est-ce là l'effet collatéral du Califat d'Irak: restaurer l'image de Civilisation de l'Occident et confirmer l'image de territoire barbare, de ses limes et périphéries. Le Premier ministre israélien l'a bien compris quand il a assimilé, lors d'un entretien avec une TV française, son offensive contre Gaza à un effet de barrage contre la barbarie. Il a investi le rôle de l'avant-poste, vieux mythe du gardien des frontières contre les invasions, images de l'héroïsme de l'Occident solitaire, fermier et soldat à la fois. Car, désormais, avec les millions d'images, de femmes vendues, de fous twittant des images de leurs enfants tenant des têtes décapitées et d'impies enterrés vivants, les catégories classiques de «crises politiques», dictatures, courants idéologiques ou effets-nations, se sont effondrées. On revient à la cartographie romaine: l'empire d'un côté et les barbares, de l'autre. Les limes en marge et des Etats-sentinelles en bordure avec une ville-phare au milieu. L'occident redevient l'Occident, refuge de la valeur, de l'homme, de la raison, du Feu et sanctuaire des libertés et du Salut. De l'autre côté, le Barbare : menaçant, envahissant, coupant et découpant, en hordes.

L'Armée du Levant et son califat ont fini par servir l'effet de déculpabilisation des Etats occidentaux. Les opinions occidentales sont terrifiées, peuvent aller en guerre, ne songent plus au dialogue mais aux sous-titrages, craignent le pire et ne songent plus à civiliser le monde mais seulement à maintenir au loin sa monstruosité environnante.

En gros, des gens comme Netanyahu, Bachar ou d'autres ont gagné leur pari de se présenter comme les sous-traitants légitimes de la sécurité. Et en face ? Nous. On va mourir coincés à la gorge entre le sabre et la mer. Si les temps ne basculent pas vers de meilleurs éclairages.

On a le mauvais rôle en gros. L'EIIL a réussi à résumer un peu les arguments les plus primaires et à leur donner de la légitimité. Ses barbaries justifient l'effet de repli de l'Occident, accentuent le sentiment de peur et d'inutilité de toute communauté. L'EIIL déculpabilise les Etats de l'Occident et même leurs élites. Cette armée de fous confirme l'a priori civilisationnel le plus grossier et confirme le cliché.

Dans sa robinsonnade inépuisable, Daniel Defoe a résumé la scène de la Rencontre avec le concept le plus énorme et le plus profond à la base du rapport du Blanc avec l'Autre: les cannibales avaient débarqué sur l'île pour manger l'un des leurs. S'il y a eu livre, récits et histoire, c'est parce que le nègre comestible avait fui et a couru vers la direction de Robinson. Ce dernier, dans un monde sauvage et sanguinaire, a tiré pour l'abattre et sauver l'île. Car, ainsi, les sauvages auraient repris leur repas et auraient quitté l'endroit. Le malheur a voulu que le Noir a été sauvé par un accident de mauvais tireur: il a survécu et le Blanc a été obligé de cohabiter avec lui. Et de faire oublier, sous ses prêches, que son humanisme est le fruit d'un accident, pas d'un choix. Fascinant.

Dans les temps présents, Robinson est caché derrière les buissons, armé et le doigt sur la gâchette. Le seul détail est que le Noir n'a pas pu échapper. On le voit finir mort et cuit sur des images sur Facebook, sur Twitter et sur les images TV censurées.

Il n'y a plus d'Histoire. Seulement de l'inquiétude et de la peur chez Robinson. Le personnage ne se posera même plus des questions sur ses choix et sa civilisation, comme l'a fait Defoe. Face à des cannibales, le casting est clair: c'est lui le civilisé.

Par défaut. C'est du moins ce qu'il veut faire accroire et croire. Mais il se trouve que l'île est Une. Et qu'elle n'a pas de dos.