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Tous : mangés par une image

par Kamel Daoud

De l'image de soi. Faille par où s'engouffrent le regard du psychanalyste et l'œil du oisif perspicace. Les Algériens ont mauvaise image de soi. On le sait en introduction du guide pour étranger. Rapports complexes: on se déteste mais entre nous. On est solidaire et solitaire. On s'évite. C'est l'essence du mouvement excentré: on ne voyage pas mais on se fuit. On ne découvre pas le monde mais on use du monde pour s'oublier. On ne se croise pas, on s'évite. Un par un, regard tourné vers soi par le biais des autres: tous les Algériens sont regardés par un seul Algérien qui ne les aime pas. Et cet Algérien, on l'est, un par un, chacun à tour de rôle. Complexe l'équation. Mais tous la saisissent.

Hier, de vastes plages de commentaires indignés à propos de la bousculade folle auprès du seul bateau «interne» à Alger et qui vient d'inaugurer une ligne côtière. Emeutes presque, déception, désenchantement et insultes. Chaque Algérien regarde les autres Algériens avec l'œil du colon exaspéré, méprisant parfois et désespéré qu'ils puissent un jour être des civilisés. Le colon est parti mais son regard est resté, ambiant et consacré. L'image de soi est un cercle de représailles. C'est une fiction criminelle et punitive. On répète au colonisé ou au «décolonisé» qu'il est mauvais, paresseux, déclassé, méprisable et il finit par en endosser l'essence acide, par devenir étrangement, à la fois conforme à cette image et révolté contre elle. Nous nous sommes rêvés parfaits. Et à la première déception, on se juge absolument méprisables. Cela vient d'où ? Selon les livres et les cafés qui divergent. De la honte de soi. De la tuerie permanente contre la langue mère et les ancêtres pères. Du régime qui a remplacé le colon et perpétue sa dégradation de l'Autre au nom de l'assèchement des marais et de la paresse de l'Arabe. Je ne m'aime pas. Je n'aime donc personne, car le lien entre moi et mon âme est le lieu de mes liens entre moi et les autres. Terre à fuir, mer à boire, ciel à creuser de ses regards. Abyssale fascination. Presque de l'effort dans le déni. On se veut presque conforme à l'image que le régime, les nôtres, les idéologies dominantes veulent nous inculquer de nous-mêmes. Posture douloureuse qui ne se résout que par deux options: agresser ou s'exiler.

La blague la plus métaphysique de l'Algérie, comme l'avait dit Houari Addi le sociologue, est celle où un homme lance un salut en algérien à des Inuits au pôle Nord et qui s'entend répondre en algérien, par un Algérien qui l'avait devancé sur ces lieux absolument neufs. Expression à la fois de notre espoir et de notre désespoir: avoir un lieu à soi sans le sien et ne pouvoir, jamais, échapper aux siens à cause de soi. On s'emporte où l'on va et donc on emporte le pays avec soi.

Le rêve serait donc à la fois détruire ce pays absolument, pour le refaire. Ou fuir ce pays pour le construire ailleurs, absolument, loin de lui-même et sans les siens. Terre vierge, zéro au compteur, lieu 62 mais seul au monde.

Les Algériens rêvent tous d'un recommencement du monde.