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L'étrange maladie des yeux algériens

par Kamel Daoud

Jour du milieu du Ramadhan. Midi, milieu du jour. Que dire? Une analyse de l'optique: pourquoi, chez nous en Algérie, on a cette capacité unique à voir ce qui est loin et à ne rien distinguer de ce qu'on a sous les yeux ? Etrange. Peut-être à cause de la pratique consacrée du déni de soi. Peut-être parce qu'on veut s'éviter, même des yeux. On rêve d'ailleurs. Et ceux qui ne peuvent pas y aller regardent. Bouteflika n'a rien dit sur le M'zab qui se déchire. Mais il a écrit à Hollande une lettre affectueuse sur la réconciliation entre le Novembre et Juillet, le 1er et le 14. Le Président de la monarchie a pu distinguer, à des milliers de kilomètres, trois soldats algériens qui défilent aux Champs Elysées, mais n'a pas vu le mort, le dernier en date, à Ghardaïa. Il s'appelle d'ailleurs comment ? Peut-être Mahmoud Abbas. Ou Mahmoud Darwich. Il ne s'appelle pas. C'est lui qui a appelé mais dans le vide.

Etrange cette capacité de l'oeil algérien qui voit le monde avec une acuité généreuse mais ne se voit pas, nulle part, chez lui. Solidaire avec le reste du monde mais pas avec lui-même. Pays bâti sur la vocation de la dissolution de soi dans l'Autre. On est pour toutes les causes, sauf la nôtre. L'engagement, on le réserve aux autres géographies, on s'émeut aussi de toutes les douleurs possibles, visibles à l'oeil nu, au-delà du 101 millième kilomètre. Nés pour vivre ailleurs et survivre ici. Pour habiter le monde et déserter sa terre. Enigmatique optique. Pratiquée par le régime, la Présidence, les gens, l'œil droit contre l'oeil gauche. Vocation de ministre des Affaires étrangères pour tous. Emotion quant aux corps et à la douleur de l'autre et pas à celle du sien, de soi. Le M'zab est plus loin de l'Algérie que tout autre territoire. Palestine ou pas. Le M'zab est invisible, incompréhensible, incolore. Il est, mais ailleurs. Peuple séparé de lui-même. Solidaire des ailleurs. Fascinante attitude qui bloque l'analyse: pourquoi sommes-nous si insensibles à nous-mêmes ? On l'a vu même durant la guerre 90. Le massacre d'un quartier soulevait à peine parfois, la compassion de l'autre. On était dans la file d'attente mais dans l'hébétude. Aujourd'hui aussi. Un trou noir cosmique se creuse dans le Sud et on le regarde, sans comprendre ni ciller. Un président qui parle à la France de la France; un autre qui parle de la Palestine pour parler et s'indigner mais pas se lever et travailler et construire un pays puissant capable d'aider l'opprimé. Un dernier qui regarde le ciel et surveille la lune. Profonde mort de siens en soi. Isolation. Le pays est un ensemble de logements livrés ou promis. Pas une nation. Ou du moins rarement. Ou seulement par l'émotion. On n'est pas avec l'Algérie, ni quand elle est dans son droit ni quand elle dans son tort. Les grands rassembleurs sont les grands affects: Palestine, Islam, foot et théorie du complot. On est capables de voir un homme trébucher sur un astre et pas un autre mourir d'un jet de pierre sous sa fenêtre. Etrange aveuglement. Un œil droit puissant et vigoureux et un œil gauche myope et assombri.