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Grammaire du vent

par Kamel Daoud

On sait ce rapport étrange et incestueux qu'ont les dictatures avec les synonymes. Rapports tendres, affectueux, violents d'un couple composé d'une arme sur la tempe d'une rime. Etrange nouvelle bataille du régime contre les mots depuis quelques semaines.

L'armée algérienne a été la première : elle refuse désormais qu'on l'appelle la «grande muette». Du coup, les autres appendices font de même : selon des sources, le mot «islamiste» est désormais interdit à l'ENTV. On ne dira plus islamiste mais MSP, ou Ennahda ou Islah. Les islamistes sont désormais «amis», on ne les stigmatise plus. L'éradication, c'est fini, et les 200.000 morts des années 90 peuvent toujours protester, les morts ne peuvent jamais couper les routes.

Du coup, après les mots, il y a les grandes phrases. «Voter, c'est comme la balle du 1er Novembre», a dit Bouteflika. C'est-à-dire voter, c'est décoloniser ou refuser la colonisation. Quelle est le lien ? Aucun, car le but d'un vote légitime, c'est de chasser le colon national qui a remplacé le colon international. 54 ce n'était pas une élection mais une révolution. 2012, ce n'est pas une révolution, c'est une immobilisation.

Le second : «Voter, c'est aussi important que 62 ou 95», a dit Ouyahia. Pourquoi ? Quel est le lien entre choisir des députés qui ne peuvent rien et la libération ? Les accords d'Evian peut-être. Là, Ouyahia dit que voter, c'est pas chasser le colon comme a dit Bouteflika, mais avoir l'indépendance. Celle qu'on n'a pas eue en entier. Pourquoi 95 ? Parce qu'à l'époque, le peuple a voté en masse pour Zeroual, contre les GIA. Que dit Zeroual ? Rien. C'est l'un des grands muets de l'ex-grande muette.

Puis, il y a eu les autres : «Voter, c'est décider et influer sur la décision», a dit l'ambassadeur US aux Algériens. Confusion entre son statut (il peut décider, lui) et le nôtre (on ne peut que voter, nous, et encore !). Il y a eu le «voter, c'est fait pour arrêter les islamistes». C'est donc faire du 90-bis, mais en sens inverse. «Voter, c'est comme rendre visite à un malade ou enterrer un mort», a dit, avec une intelligence malheureuse, le ministre des Affaires religieuses. «Voter est une perte de temps», a dit Ghozali, l'ex-chef de gouvernement. C'est peut-être la définition la plus juste : on vote depuis cinquante ans et nous avons perdu cinquante ans d'indépendance. Voter ? C'est un acte anti-impérialiste, dit quelque part Louisa Hanoun. Voter, c'est l'un des cinq piliers de l'islamisme, disent les islamistes. Voter est obligatoire pour la charia, disent les ex-fondateurs du FIS. «Voter ? C'est n'avoir que le choix de participer», dit le FFS. «Voter, c'est dire non à un oui», dit le RCD.

Dans le monde de l'arnaque, on peut rappeler cette arnaque qui se passe en Iran : une fatwa qui explique que trop de campagne électorale est contraire à l'islam. Dite par l'un des chefs mollahs de cette théocratie. Le but ? Du pluralisme en sourdine : les opposants, factuels, sont autorisés à exister mais interdits d'élever la voix parce que c'est contraire à l'islam. Une arnaque extraordinaire de ruse qui permet de faire croire au pluralisme, mais en traitant les concurrents comme des concubines. C'est comme le «manifester est contraire à la charia» en Arabie Saoudite. Passons.

L'essentiel est que donc aujourd'hui tout le monde veut de nouvelles définitions à de vieilles réalités. On joue sur les mots. Pour les sceptiques, c'est la phase Un quand on veut jouer sur les chiffres. La conjugaison est le début de l'addition par multiplication.