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La vie en deux ou trois mots

par Kamel Daoud

« C'est comme homme occupé dans un gare, avec frénésie,à faire et défaire ses bagages, ranger sa marchandises, ses vêtements, ses souliers, ses sacs, ses pièces de monnaie et ses papiers. Sans lever la tête ni même s'occuper des autres passagers, ou de l'heure du train, ni même du train lui-même. Et à un moment, c'est ce train qui passe, dans un bruit effrayant : l'homme lève alors la tête au dernier moment et s'aperçoit qu'il l'a raté. Qu'il a raté ce pourquoi il était là depuis toujours, ce pourquoi il avait fait ses bagages avec tant de soins et ce même pourquoi la gare a été construite. Et c'est ainsi la mort : le train s'en va, les bagages sont dispersés, la gare est démantelée mur par mur ; les autres voyageurs se détournent et ne reste que le voyageur. Voyageur ? Que non. Il ne l'est pas. Il n'est plus. Il n'a même pas un corps ni même son propre cadavre autour de son cou. Le prénom est un son qui s'éteint et la mémoire un vol d'oiseaux au loin qui s'enfonce dans le ciel qui s'obscurcit. Que reste-il ? L'homme lui-même. Tel qu'il ne s'est jamais rencontré. Affolé, paniqué et terrorisé par sa propre nudité qui a la dimension d'un nouveau monde entièrement nu qui le reflète et l'emprisonne. Au loin, dans la noirceur inexplicable, une étoile lui tourne le dos et un chien gigantesque, maîtrisant la langue des hommes, affamé, remonte son odeur. Un longue traque et une longue fuite commencent alors et que personne ne raconte car chacun la vit seul. Dont tous se souviennent, surtout les vieilles religions, pour l'avoir vécu quelque part, une nuit, un moment. C'est alors que l'homme se met à courir en pleurant de peur, découvrant que c'est cela l'au-delà : une traque par ses propres monstres intimes.

Je ne veux pas être ce type. Et il est si difficile cependant de lever les yeux, alléger ses bagages et de s'occuper de l'essentiel. Il est encore plus difficile de voir que c'est une gare et de comprendre qu'on doit prendre le train et, surtout, de savoir ce qu'est un train avant de l'avoir sous les yeux. On ne reconnaît un train que si on le rate ou on y monte. Sans cela, c'est un bruit de fond, une musique ténue, une série de présages parfois, des signes et des nostalgies. Des regrets, des rencontres, des livres ou même deux ou trois mots. Et c'est justement le drame : les choses sont nombreuses, et leurs bruits, leurs sens, leurs valeurs, poids, ombres et couleurs vous dispersent. Elles nous dispersent et il est impossible presque qu'elles nous laissent entrevoir sous leurs éparpillements, le fil de ce fameux train, la rectitude ses rails, son bruit et son rythme. D'ailleurs, c'est ce que racontent les grands arts : ce train, et comment il passe dans les rythmes du monde, la musique la mieux composée, les grandes émotions. C'est en de rares moments profonds que l'on en entend le rythme dont la régularité nous console. Comme la preuve d'une loi sous le désordre des apparences. Je ne veux pas donc rater ce train mais je ne comprends pas aussi pourquoi je dois le prendre, ni pourquoi c'est nécessaire, ni pourquoi je suis placé dans cette situation. Voilà, c'est cela mon angoisse et ma révolte. Et si j'écris souvent sur le politique, c'est parce que c'est un dos-d'âne dans ma route et que cela m'empêche de m'occuper de l'essentiel: mon Salut ».