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La question de l'armée face aux Bouazizi

par Kamel Daoud

La première question qui se pose quand démarre une révolution dans un pays arabe n'est pas «que va faire le dictateur ?», mais celle plus utile de : «Que va faire l'armée ?». La question est désormais centrale avec ce corps faiseur de présidents, lutteur contre l'islamisme et garant de la République ou de la monarchie, selon le slogan. Les armées arabes aiment promener deux légitimités sur la scène de leurs pays : celle de la décolonisation et de la lutte pour la libération du pays ou celle de gardiennes de frontières limitrophes avec Israël ou toute autre «menace extérieure». Nées de l'acte de libération, des armées se sont donc permis le tutorat sans fin sur la vie de leur pays et des peuples «civils». Elles sont là, bien payées, héroïnes même démodées, dépositaires de l'histoire nationale et de ses armes, en veille contre la dérive ou le Mal. Ce rôle sera un peu consolidé par la lutte contre le basculement islamiste, menace panarabe qui traversa la région une décennie et redonna de l'emploi aux dictateurs au nom de la stabilité. Au nom de la sécurité, des armées ont été poussées à assumer des rôles de partis politiques, de pépinières de personnels politiques ou de surveillantes générales de la vie de tous. Ces armées avaient l'avantage de l'Histoire collective, de l'arme et de l'uniforme. Cela a conduit à des hérésies institutionnelles et à fausser un peu la vie politique devenue ventriloque, doublée en sourdine par l'avis des généraux et peu gouvernée par l'avis des élus. Cela a duré, a pu durer, mais cela ne mena pas à la démocratie ni à la sécurité. L'impasse était au bout du nez ou du fusil et on ne pouvait pas placer un soldat derrière chaque citoyen.

 Dans d'autres cas, l'armée se verra scindée en une périphérie de casernes et en noyau dur de décideurs. Les fameux «cabinets noirs», «Services» ou «Décideurs». C'est le cas algérien, entre autres, et Sid Ahmed Ghozali, l'ancien Premier ministre devenu opposant, a consacré une formule pour désigner ce fait : «l'armée politique», à distinguer de l'armée populaire.

 Dans d'autres cas, l'armée est perçue dès le début comme une menace. C'est le cas de la Tunisie ou de la Lybie. Là, le Dictateur a pris soin d'en dissoudre les rangs et d'en sabrer les budgets pour ne pas en subir la menace. Cela s'avérera efficace pour un moment, avant d'aboutir au contrecoup. Pour la Tunisie, l'armée longtemps marginalisée trouvera dans la révolution du peuple l'occasion de rejouer la libération du pays. Dans le cas libyen, l'armée, qui n'exista pas, a fini par exister dans le désordre du peuple en colère. Dans le cas de l'Egypte, l'armée a saisi l'occasion pour revenir sur la scène et s'offrir une médaille plus légitime que celle du libérateur du Sinaï. Elle ne tira pas sur le peuple mais a su tirer son épingle du jeu. Moubarak, ses fils, ses hommes et sa «Sécurité de l'Etat» ont payé à la place de l'armée qui n'a rien dit pendant 30 ans de dictature.

 Reste des cas plus extrêmes : celle où l'armée du peuple devient une armée de mercenaires au service de «la famille». C'est le cas syrien et celui du Yémen. Là, l'armée est sous les ordres de la «Famille» du dictateur, avec, en Etat-major, ses fils ou ses cousins. C'est le cas de l'armée devenue milice et que la dissidence est en train de vider.

 C'est dire que la question est importante : à quoi servent les armées arabes ? Si elles ne servent pas à défendre le territoire, à libérer la Palestine, selon l'idéologie panarabe, ou à défendre le pays contre l'ennemi externe ou interne, pourquoi en avoir ? Le débat est ouvert sur la perspective des légitimités à refaire, au plus vite. La question se pose aujourd'hui pour ces institutions menacées de l'intérieur par le basculement de la société vers le conservatisme religieux, avec des officiers montants teintés d'islamisme populaire, ou menacées de l'extérieur par leur inutilité à défendre le pays malgré les dépenses faramineuses ou à garantir sa vie politique malgré le tutorat de facto.

 Que seront les armées «arabes» dans le proche futur ? A surveiller avec attention. La question est encore sans réponse. Si on tire sur le peuple, on n'est plus une armée du peuple. Si on ne le fait pas, on devient une armée - d'intendance ou de gouvernance transitoire dangereuse, une armée dissidente. Si on attend, le temps transformera les troupes en désordre et les rangs en menace. Des choix sont à faire et ce sont des choix de vocation ou de morale ou de pragmatisme. Les armées arabes actuelles sont appelées à faire la Révolution. Du moins, la leur.