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L'indécente «vive préoccupation» assise

par Kamel Daoud

Où se trouve la Libye ? Pas à des millions de kilomètres. Pas au Japon. Non, ce pays se trouve juste là, à portée du pain donné et de la main offerte. D'où ces quelques questions. D'abord, où sont ces islamistes qui ont fabriqué des caravanes vers Gaza, un fonds de commerce ? Où se trouvent ces gens qui crient au scandale pour la Palestine et qui ne trouvent rien à dire et à offrir pour ce peuple voisin qu'on fusille contre les murs ? Pourquoi cette industrie du caritatif, qui, comme tous, a joué la carte Palestine, ne semble guère s'émouvoir aujourd'hui de ce que souffrent les Libyens ? Pourquoi ces gens-là ne s'inquiètent ni de la faim dans ce pays en naissance douloureuse ni des pénuries ? Parce que la Palestine c'est « rodée », porteur et facile. Parce que ce qui se passe en Libye est une révolution qui gêne le commerce islamiste des émotions.

 Ensuite où est passé l'UMA (Union du Maghreb) et même la Non-UMA ? A quoi ont servi les millions de dollars dépensés dans les voyages, les consultations, les secrétariats, les faux frais ? A quoi nous sert cette carcasse quand le plus grand courage diplomatique algérien se résume à cette phrase molle exprimant « une vive préoccupation ». La Libye ne se trouve pas derrière la Chine mais ici. Son peuple souffre et se meurt et notre diplomatie se comporte comme celle d'une maison de retraite regardant une émeute à travers la télévision. Honteuse démission, grave désastre de prestige comparé à ce que fut l'engagement algérien à l'époque de sa grande époque ! Sinistre silence ! Les Libyens ne l'oublieront pas, cela est certain. Ils n'oublieront pas que le Pouvoir en Algérie a préféré la grimace à la solidarité, que personne n'a offert un kilo de riz aux meurtris et que rien n'est dit sur les massacres d'un peuple frère et voisin, ni sur la folie incroyable de son dictateur. Le Non Maghreb nous a coûté énormément, l'anti-Maghreb d'aujourd'hui va nous coûter plus cher. Le silence de l'Algérie et du Maroc est inadmissible, invraisemblable et très révélateur. Ce silence révèle d'abord qu'il existe désormais deux familles de pays « arabes » : les « libérés » et ceux qui sont sur la liste des prochaines révolutions. Là, solidarité et lâcheté obligent, quand un dictateur voisin est menacé, on préfère regarder la lune car le cas du voisin anticipe le sien propre : dans chaque révolution qui se rapproche, le dictateur voit le remake de son propre avenir en quelque sorte. Kadhafi est « un frère de lait » de beaucoup et sa chute ne plaît pas. D'où cette diplomatie par le déni et cette sorte de réserve qui révèle ce que pense le régime de lui-même. Si nos régimes étaient vraiment sur la voie du repentir et de la réforme, ils auraient saisi cette occasion en or de s'illustrer dans la solidarité avec les accoucheurs de l'Histoire dans les pays voisins. Ils auraient pris partie pour l'avenir qui se déroule sous leurs yeux. Ils auraient aidé, acclamé, clamé et expliqué. Que non ! C'est le silence des complices : dans les révolutions, ils ne voient que des émeutes qui se rapprochent dangereusement. Le Maghreb uni ne signifie rien pour eux, quand il se fait sans eux justement. Aider un peuple n'a pas de sens si on n'aide pas son dictateur. Les révoltés sont toujours des bandits, même quand ils ont une autre nationalité.

 Depuis trente ans, on parle de ce fameux silence des pays arabes, de cette diplomatie tiède et assise des unions, de cette incapacité à peser sur le reste du monde et sur ses propres destins, mais là, ce silence a dépassé les limites de la décence : il n'a jamais été autant criminel, atroce, révélateur et indécent. Mis à part le Qatar qui a osé, tous les autres régimes attendent, se taisent ou traitent « la chose » avec les pincettes tremblantes des âges séniles. Le Maghreb va exister ? Oui. Justement. Ceux qui l'ont longtemps empêché sont en train de tomber dans le bruit et le fracas. Le chroniqueur a au moins une réponse à l'une des plus anciennes questions de sa tête : pourquoi sommes-nous des peuples sous-développés avec autant de terre, d'argent et d'histoire ? Réponse évidente : parce que nous sommes gouvernés par des Kadhafi bis, mégalomanes, incompétents et d'une surprenante bêtise. Quand on voit des Kadhafi-bis parler, tout s'explique. Absolument tout.