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Un chiffre taille 62

par Kamel Daoud

Comment affirmer que c'est le meilleur score du bac depuis longtemps, avec deux grèves longues, 60% des cours assurés, peu d'enseignants motivés et aucun programme spatial algérien en vue ? En jouant sur l'obésité du Chiffre. Pourtant, l'Algérie est un pays qui ne croit à ses propres chiffres. Jugez-en : pour les islamistes, il n'y a que le Un. Avec deux, on est déjà dans le polythéisme. Avec trois, on est dans la chrétienté. Avec quatre, on est de retour dans la polygamie. Avec cinq, c'est l'étoile de David. Avec six ? On se retire des élections. Les Algériens ne font plus confiance aux chiffres depuis le socialisme et ses faux bilans. D'ailleurs, le faux chiffre existe pour nous avant le chiffre. Combien le terrorisme a tué ? On arrondit. Comme pour avant les martyrs. D'ailleurs, on reconnaît la profonde tragédie en ceci que le chiffre meurt et n'en reste que l'émotion ou la tuerie : durant les années 90, on pouvait assister de visu à un attentat et ne pas savoir combien sont morts. Ni soi-même, ni le Pouvoir, ni les journaux. «Zéro mort» avait titré un chroniqueur génial que l'exil a tué en l'insonorisant. Les chiffres sont morts avec les premières manipulations des chiffres. D'ailleurs tout le monde fausse les chiffres : les statistiques, les ministères, les walis, les surveillants des urnes, les faiseurs de bilans et même ceux qui pèsent la pomme de terre. Donc pourquoi en parler ? Parce que c'est un drame : on ne sait pas combien on a d'argent, combien d'argent est détourné, si nous sommes riches ou pauvres et combien contient une bouteille d'huile exactement.

 Exemple immédiat donc: les chiffres de réussite pour le bac 2010. Le Pouvoir explique que c'est l'un des meilleurs scores de réussite depuis longtemps et avec une telle insistance dans la propagande on a compris le film : «il faut sauver le soldat Bouzid». Qui fournit le chiffre ? Le Pouvoir lui-même. Alias H'mida le joueur. Propriétaire du chiffre final, le Pouvoir peut le gonfler, le réduire, l'aplatir, le goinfrer ou le diviser ou le reproduire. Donc, le chiffre n'est plus fiable. Du coup, même si c'est vrai à propos du bac 2010, ce n'est pas vrai parce que ce n'est plus vrai depuis longtemps. Quand on touche à l'essence du chiffre, on se piège. D'où ce sourire de biais que provoquent dans le peuple et dans les ambassades étrangères les statistiques algériennes officielles. En jouant sur le chiffre, le Pouvoir a scié l'une de ses ailes: aujourd'hui même s'il réussit un score, il ne peut le prouver. Et cela ne sert à rien de répéter un pourcentage qui peut être fabriqué à la main. Du coup, on se retrouve tous dans l'indéchiffrable et la rupture de confiance entre le pays et l'exactitude. Là où on ne peut pas compter, on ne peut pas décompter, ni savoir, ni avancer, ni mesurer la distance parcourue par la marche et la démarche de toute une nation.

 Où peut donc commencer la démocratie ? Dans la réappropriation des chiffres, la vérité avant la réconciliation, le juste prix. L'autre choix est de continuer à mentir sur les chiffres et à les réduire à des sournoiseries. Là, c'est la pente meurtrière : on ne pourra ni réinventer les mathématiques, ni marcher droit, ni épargner de l'argent et du temps. On sombrera. C'est déjà fait ? Oui. La preuve : on ne veut pas savoir que feront des milliers de bacheliers en plus, ni s'ils sont vraiment des bacheliers valables ou politiquement flexy. L'essentiel est dans le chiffre : 61,23% de réussite au bac. Presque comme pour les élections présidentielles. Le reste, c'est l'habituel sous-développement.