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La nuit qui s'étend

par M. Saadoune

Je vais vous faire un aveu : régulièrement, chez moi, je pense à la Syrie et je me mets à pleurer». Farouk Mardam Bey exprime parfaitement ce sentiment d'impuissance que ressentent de nombreux Syriens qui se retrouvent sans perspective évidente. La Syrie est dans la nuit la plus totale. Au sens le plus objectif du terme. Une étude de l'université Wuhan en Chine montre, à partir de critères objectifs, que cette nuit ne fait que s'étendre sur le pays depuis trois ans.

A l'aide d'images satellites prises entre mars 2011 et février 2014, l'étude a montré que l'éclairage nocturne a baissé de 74%. Les trois quarts de la Syrie sont plongés dans cette mortelle obscurité dans laquelle est en train de disparaître le pays. Cette obscurité qui s'étend est révélatrice des destructions des infrastructures mais également du fait que le pays est devenu invivable. Une partie de la population, des millions, se trouve dans d'autres pays - et souvent dans des conditions déplorables - contrainte à fuir devant une situation de péril total. «Les lumières s'éteignent quand les habitants partent», note cette étude. Pratiquement en écho à cette Syrie, «pays de la peur et du silence» dont parle l'historien dans l'entretien publié dans Orient XXI.

Quand on n'est pas enfermé dans les oreilles idéologiques, l'envie de pleurer est d'autant plus grande que rien n'était totalement imprévisible. Aujourd'hui l'impasse est totale et que les choses ont «échappé à tous les protagonistes». En tout cas aux protagonistes syriens. Ni chez le régime qui ne contrôle plus qu'une partie du pays et dont l'aveuglement et la brutalité ont pavé le chemin de la marche vers le désastre. Ni chez une opposition divisée qui s'est retrouvée, nolens volens, soumise à des agendas extérieurs. Et qui est désormais totalement éclipsée, malgré les efforts d'Erdogan, par la primauté accordée par les Occidentaux à la lutte contre le «califat du Daech».

Pour ceux qui suivent la situation en Syrie depuis les débuts pleins d'espoirs d'un mouvement naissant et la réaction, aveugle et arrogante, du régime suivie d'un cheminement vers la militarisation et l'internationalisation, le vrai risque était déjà que la crise finisse par dépasser les Syriens, qu'elle leur échappe et qu'ils perdent la main sur leur destinée. Dire cela était dénoncé, il y a encore un an ou deux, comme une tentative de défense «perverse » du régime. Comme s'il fallait à chaque fois que l'on parle de ce pays commencer par faire une profession de foi anti-Bachar? Le régime syrien est bien une dictature mais le vrai risque était déjà de croire qu'une internationalisation du problème allait accélérer sa chute. C'était faire preuve d'angélisme.

Le pays est devenu depuis le champ d'une guerre internationale par procuration. Si aujourd'hui les Syriens n'ont plus la main sur leur pays, c'est bien du fait de cette internationalisation qui a créé en définitive une situation de statuquo destructrice. Et, le plus triste, est qu'aucune solution syrienne ne se profile. Elle relève désormais de l'impossible. La seule possibilité - et elle reste lointaine - serait que les Occidentaux, les Russes et les Iraniens s'entendent sur une «solution». Les Syriens ont perdu même la possibilité d'imaginer, par eux-mêmes, une solution. Ils sont bien dans la nuit. Ils n'ont plus que des larmes.