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L'hésitation d'avril

par K. Selim

L'une des grandes réussites du régime algérien. La «dépolitisation» des esprits, avec son corollaire une entreprise systématique visant à discréditer le politique, s'exprime de manière inquiétante dans la régression dont nous avons la triste image à Ghardaïa. Une formidable énergie consacrée à la fabrication du vide et à entraver la structuration politique libre et autonome à même d'assurer une expression et une représentation réelle de la société. A Ghardaïa, les vieilles structures ne fonctionnent plus ; celles qui ont été créées dans la logique clientéliste non plus.

Même les services de sécurité ne dissuadent que par une présence massive. Ce qui s'y passe est le résultat sinistre d'une démarche totalement anachronique d'un système tellement obnubilé par le «contrôle» qu'il oublie ce qu'est une société. Le gel musclé de la vie politique durant ces vingt dernières années ne donne pas de la stabilité. On le savait, mais on est dans le «jour le jour». Les partis politiques, caporalisés ou marginalisés, ne sont d'aucun secours. Ils ne parviennent même pas à faire de «l'animation». Cela se ressent très clairement au cours de cette campagne électorale. La technique qui consiste à verrouiller pendant cinq ans pour faire mine d'ouvrir pendant cinquante jours est absurde. Le régime a largement réussi à vaincre le «militantisme» exigeant. Les militants, lassés, ont abandonné le terrain. Les carriéristes l'ont emporté. Cela ne donne pas de la stabilité. Cela donne du poids aux plus violents et aux plus régressifs. Redonner du sens à la politique, à la solidarité, à l'implication civique, n'est pas possible dans le cadre du jeu de rôle que le système impose à la «sphère politique». Créer de l'économie n'est pas possible si l'entreprise se construit non sur la base des règles communes -et des politiques économiques nationales lisibles- mais par le biais de l'entregent avec le pouvoir. D'une république imparfaite et donc réformable l'Algérie est passée de manière indicible à une forme de Makhzen qui hérisse, très naturellement, ceux qui n'oublient pas les combats et les ambitions du mouvement national.

On ne corrige pas une régression enrobée de religiosité par une régression régionaliste, clanique ou encore affairiste. Ce pays a besoin de se libérer des entraves mises à son élan et de renouer avec les promesses de ceux qui se sont battus pour la liberté et l'indépendance. Et pour la justice. On connait des pays qui ont hérité de grandes frontières mais dont les dirigeants n'ont pas su les transformer en nation. Et encore une fois, cela n'arrive pas qu'aux autres. Le discours sur «l'Algérie éternelle» est vide de sens.

Ce qu'il faut est une Algérie vivante, qui donne envie à ses enfants d'y rester, d'y vivre et d'y faire, de construire, de rêver. D'aimer, de partager, de se projeter dans l'avenir. Le bonheur simple n'est pas une exigence impossible. Mais il y a bien un ordre qui le rend impossible, qui fabrique les rancœurs, allume les divisions. Et cet ordre malsain, des femmes et des hommes de bonne volonté appellent à en sortir. Dans la paix, le consensus et dans la lucidité. Et il faut le faire, ce changement. Même ceux qui, à l'instar de Nabni, étaient assez rétifs à la politique, en arrivent à en faire ouvertement. En appelant au changement. Rapidement, sans attendre. Les Algériens le méritent. Car sur cette terre algérienne, pour emprunter au grand poète, «il y a ce qui mérite vie : l'hésitation d'avril, l'odeur du pain à l'aube, les opinions d'une femme sur les hommes, les écrits d'Eschyle, le commencement de l'amour, l'herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu'inspire le souvenir aux conquérants?». Ce souvenir, nous l'avons. Nous ne pouvons pas nous permettre de l'oublier. Ceux d'hier, c'étaient nous. Et il nous revient à faire demain. Pour ceux de demain.