Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

LES TIGRES AU 11EME JOUR

par K. Selim

Une nouvelle d'une terrible concision du Syrien Zakaria Tamer, un fabuleux forgeron autodidacte, raconte comment un dompteur entouré de ses élèves fait plier un tigre en dix jours. Dix jours au fil de la torture ordinaire infligée au citoyen arabe : mépris, obligation d'écouter le discours du chef? Le tigre fait le fier mais le dompteur a du ressort et entreprend de l'affamer et enfin de le forcer à manger de l'herbe.

 «Les tigres au dixième jour», nouvelle parue en 1978, faisait le récit désespérant de l'écrasement de l'individu par une machine politico-policière qui semblait, à cette époque, disposer de l'éternité devant elle. Et qui se donnait le moyen de dompter les sociétés et d'obtenir leur consentement. Cette nouvelle narrait l'emprise absolue des appareils de pouvoir, où le seul ersatz de bonheur individuel résidait dans la soumission.

 Zakaria Tamer, qui a dû s'exiler à Londres pour éviter d'être dompté, a peut-être songé que le dixième jour du tigre n'était pas définitif et qu'il y en aurait un onzième. Le dompteur ? le régime ? a trop abusé de sa position de force présumée et surtout de la patience des tigres syriens, qui se sont mis à manger de l'herbe par considération de l'environnement hostile dans lequel se trouve leur pays. Désormais, ils ne l'acceptent plus.

 Et la nouvelle de Tamer a une suite? Au onzième jour, les tigres découvrirent que le pays c'était eux et que leurs morts, par néantisation, pas soumission, était la propre mort de tous. Ils décidèrent de ne plus entendre le discours du dompteur, de ne plus brouter de l'herbe et d'être ce que la nature a fait d'eux : des créatures libres.

 Au onzième jour, les tigres syriens manifestent et meurent. Convaincus que sans liberté et sans dignité, ils sont déjà morts. Au onzième jour, les tigres de Syrie ont cessé d'avoir peur. Ils ne veulent pas laisser le temps au dompteur de rétablir la situation, de recréer cette peur de mourir qui est pire que la mort. Les Syriens, ces tigres du 11e jour, sont dans un temps que le dompteur ne parvient pas encore à imaginer, celui de sa mise au chômage, de l'inutilité de son savoir et de la vacuité d'une vie muette.

 Le «jeune» Bachar Al-Assad ne se rend toujours pas compte que les appareils politico-policiers ont perdu le pouvoir d'inspirer la peur par leur seule existence et par la violence «exemplaire» destinée à paralyser les velléitaires. Le pouvoir-dompteur réprime et la rage de liberté et de dignité du citoyen-tigre enfle.

 Bachar Al-Assad lève l'état d'urgence tandis que les «dompteurs» tirent à balles réelles : les Syriens n'ont pas besoin de plus de signaux pour deviner que le régime cherche à gagner du temps, à espérer un second souffle pour rétablir la gouvernance par la peur. C'est bien pour cela que les Syriens considèrent qu'après tous ces morts, aucun retour en arrière n'est désormais possible.

 Le régime a encore - peut-être - une possibilité de négocier un vrai changement. Mais cette possibilité s'amenuise de jour en jour. Le régime n'a pas saisi que le tigre syrien ne veut plus, ne peut plus retourner au dixième jour?