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La
parution des «Mémoires dangereuses» (Albin Michel), riche et instructif
dialogue entre Benjamin Stora, historien lucide et
rigoureux de l'Algérie et du Maghreb, et Alexis Jenni, auteur de «L'Art
français de la guerre» prix Goncourt 2011 m'a conduit à vouloir en savoir
davantage sur le parcours d'Alexis Jenni, sur le traitement littéraire des
guerres coloniales et l'image que donne la France actuelle aux prises avec ses
démons coloniaux.
Omar Merzoug : Comment vous est venue l'idée d'écrire «L'Art français de la guerre» ? Y a-t-il eu, dans votre vie personnelle, des éléments déclencheurs ? Alexis Jenni : J'ai été amené à écrire L'Art français de la guerre pour deux sortes de raisons. Il y a d'abord un intérêt littéraire stricto sensu. Je me suis en effet rendu compte que dans ce sujet-là, les guerres coloniales en général, il y avait une sorte de champ vierge et inexploré, à l'exception des romans de Jean Lartéguy1, qui dans son genre est très bon, mais ce n'est que je pourrais appeler de la littérature. Par ailleurs, il se trouve qu'après de longues années de refus de mes manuscrits par certains éditeurs qui m'importaient, j'avais renoncé à être un écrivain contemporain à l'instar de ceux que publient des maisons comme les Editions de Minuit ou POL. Je voulais être publié par les mêmes éditeurs qui publient Jean-Philippe Toussaint2 et Pascal Quignard3. Comme ce fut un échec, je me suis dit : « Je fais faire du roman plus traditionnel en quelque sorte, avec de nombreux personnages, des péripéties et des rebondissements ». Les guerres coloniales s'offraient à moi comme un champ à la fois vierge et passionnant que j'ai entrepris d'explorer. La seconde raison qui m'a conduit à écrire L'Art français de la guerre est moins littéraire et plus sociologique en quelque sorte. Si j'ai écrit ce roman, c'est aussi parce que je ne comprenais plus le monde dans lequel je vivais. La France qui connaît un certain nombre de tensions, la France de Sarkozy, obsédée par les questions identitaires, rongée par les troubles ethniques, présentait à mes yeux quelque chose d'hallucinant. Il y avait en tout cas à mes yeux quelque chose qui était de l'ordre du délire. Je me suis donc donné pour tâche de méditer ces questions, de donner à mes réflexions une forme littéraire pour tenter d'y voir plus clair. O.M.: Il n'y a donc rien d'existentiel dans votre livre, vous ne connaissez pas l'Algérie. A.J.: Si, si. J'ai fait un voyage en Algérie il y a trente ans ; j'en ai donc fait l'expérience directe. J'ai visité Alger et parcouru la Kabylie, Jijel, je me suis rendu à Ghardaïa. Et je me suis rendu compte que faire du tourisme en Algérie en 1986, cela n'était pas du tout évident. Mais l'accueil des Algériens a été chaleureux et très sympathique. C'était à la fois une plongée dans un monde un peu tendu; l'ambiance était lourde, mais les Algériens que j'ai rencontrés étaient très ouverts, sympathiques et curieux. O.M.: Vous en gardez un bon souvenir. A.J.: Tout à fait, de plus l'Algérie est un pays qui me fascine. J'ai été profondément touché de voir le trajet de l'aéroport d'Alger à la ville, ne serait-ce que ces panneaux, l'architecture des immeubles, on voit en fin de compte qu'il y a un lien profond à la France. Il y a des traces du passé français en Algérie, et c'est très émouvant ; autant au Maroc, j'ai l'impression d'être vraiment à l'étranger autant en Algérie je ne sentais pas tout à fait étranger. L'Algérie n'est pas la France, mais elle est liée à la France, tous les Algériens qui nous abordaient étaient parfaitement francophones et en plus accueillants et sympathiques. O.M.: Parlons si vous le voulez bien du traitement romanesque de la guerre d'Algérie. Puisque vous avez fait un roman sur les guerres coloniales, comment vous situez-vous par rapport aux romanciers qui ont déjà écrit sur la guerre d'Algérie ? A.J.: J'ai sur là-dessus un point de vue un peu particulier. Je n'ai pas traité la guerre d'Algérie en tant que telle, je me suis occupé d'une guerre de 20 ans qui a commencé en 1942 et qui s'est achevée en 1962. Après la déroute française de 1940, la République a disparu, la France d'une certaine façon avait disparu et de Gaulle a réussi à la ressusciter par son charisme et la magie de son verbe, et il y a eu une sorte de renaissance de la France libre, puis la Libération et puis immédiatement après, l'Indochine et l'Algérie. J'y vois un seul et même processus qui a été de reconquérir la France, de tenter de maintenir l'Empire français et de conserver les «départements français» d'Algérie et jusqu'à l'échec et après 1962, c'est le cessez-le-feu et puis des hommes qui ont participé à toutes les péripéties de la guerre ont été enfin démobilisés. Mais ces gens-là ont fait la guerre pendant vingt ans. C'est ce qui m'a fasciné, l'histoire de ces gens qui ont commencé par être des résistants face aux nazis puis ont fini «pacificateurs» en Algérie; retournement de situation étonnant. Sur le plan humain, ce phénomène m'a beaucoup intéressé ; ma perspective consistait à prendre un de ces personnages qui avait fait la guerre pendant vingt ans, commençant dans une sorte d'héroïsme libérateur, en 1942, et finissant un défenseur de l'empire avec des moyens qu'il n'aurait jamais pensé utiliser. Cette trajectoire m'intéressait beaucoup. Mon récit de la guerre d'Algérie il s'insère dans cette perspective-là. Pour moi, la guerre d'Algérie a été un grand moment d'imaginaire français en partie dissimulé, que j'ai inséré dans une plus large séquence d'une durée de vingt ans. Avant d'écrire L'Art français de la guerre, je pensais comme beaucoup que la guerre s'est terminée en 1945, mais en fait, la guerre s'est poursuivie et ce qui est remarquable elle s'est poursuivie avec les mêmes hommes. Je me souviens des mots d'un général français mort au combat en Algérie qui disait en substance, « si jamais nous perdons cette guerre, cela n'aura été qu'une boucherie ». O.M.: Comment justifiez-vous l'intégration de la période 1854-62 dans une plus large séquence ? A.J.: Oui tout à fait. C'est le point de vue du romancier, et ce qu'il faut bien voir, c'est que le récit est une prise de vue française, je veux dire par là, c'est un travail romanesque sur l'imaginaire français, sur cet imaginaire qui est un peu trouble, caché, dont on ne sait pas tisser la trame, je raconte l'histoire d'un de ces hommes de guerre dont la séquence algérienne n'est qu'une période comportant le retournement remarquable que j'évoquais tout à l'heure. O.M.: Est-ce que vous diriez que les problèmes qui se posent aujourd'hui, le déclin de la France, la question de l'identité française qui revient de façon obsessionnelle, le problème des banlieues, tous ces thèmes ont-ils partie liée avec cet imaginaire trouble, caché dont vous parlez ? A.J.: Il y a, c'est certain, une très grande difficulté à raconter ce qui s'est passé en Algérie, une quasi-impossibilité à en tramer le récit. Ce qui s'est passé en Algérie demeure trouble pour beaucoup. L'Algérie des années 54-62 a été une suite ou un enchaînement d'affrontements et de trahisons entre toutes sortes d'adversaires ou de parties. Ce qui s'est passé à mon avis, c'est une guerre civile générale: des affrontements ont opposé Algériens et Français mais on a vu des Algériens s'entretuer, mais aussi des Français d'Algérie, les Pieds-Noirs, et des Français de France. Savoir ce qui s'est vraiment passé est fort difficile ; en faire l'histoire globale, c'est très ardu. La seule chose qu'on puisse réellement faire, c'est d'explorer des mémoires localisées où on va raconter l'histoire d'un appelé, d'un nationaliste algérien membre du FLN, l'histoire d'une famille de pieds-noirs, mais toutes ces histoires ne s'harmonisent pas, ne sont pas en connexion, parce que chacun a désigné son adversaire principal qui n'est pas le même pour les autres. O.M.: Et donc tout cela constitue des mémoires différentes, qui ont du mal s'articuler, à entrer en résonance, comment retisser la trame ? Vous utilisez le verbe «recoudre». A.J.: Mon projet, c'était de recoudre. Cette période, c'est un trou noir dans l'histoire de France. Comme on ne sait pas encore une fois le raconter, et comme on sent bien que des dérapages ont eu lieu, on traîne une sorte de mauvaise conscience et du coup on n'en parle pas, ça devient tabou, et donc il y a un phénomène de profond refoulement, une sorte de « secret public» comme le disait un sociologue, tout le monde sait ce qui s'est passé, mais personne ne l'articule et on ne sait pas en parler. Seul le genre romanesque permet d'évoquer ce genre de choses taboues, refoulées. Et Benjamin Stora est à mon sens un des seuls historiens à affronter cette tâche-là, de tenter de raconter l'histoire globalement et ça entraîne de grandes tensions. O.M.: L'abandon de la grande exposition Albert Camus qui devait avoir lieu à Aix-en-Provence en 2013 en est l'illustration concrète. A.J.: On a «débarqué» Benjamin Stora parce qu'on a considéré qu'il faisait partie de l'autre mémoire ou qu'il faisait la part belle à l'autre mémoire. O.M.: Dans le livre qui vient de paraître «Les Mémoires dangereuses» (Albin Michel) où vous dialoguez avec Benjamin Stora, vous évoquer la figure d'Albert Camus, vous savez que Camus en Algérie indépendante ne fait pas consensus. A.J.: J'ai participé à un très intéressant colloque sur Camus qui a eu lieu au MUCEM (Ndlr : Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée) en 2013 à Marseille et il y avait des Français, des Pieds-Noirs et des Algériens et c'est extraordinaire, parce que chacun avait sa vision de Camus ; chacun tirant un peu Camus à soi. Les positions de Camus étaient sans doute ambigües, je dis au sens où Camus voulait une Algérie où tous puissent vivre. Mais il n'a jamais évoqué la moindre solution politique qui le permettrait ; il a juste dit qu'il fallait de la place pour tout le monde et pour les Pieds-Noirs et que la misère du peuple algérien était insupportable et à part ça il n'a jamais rien proposé, à part la «trêve civile»-, puis il s'est tu. Par un autre côté, on ne peut guère lui jeter la pierre, d'abord il n'est pas le seul à s'être tu et deuxièmement c'était très compliqué, personne n'a été capable de proposer le projet d'une véritable Algérie multiculturelle qui soit à la fois indépendante mais qui garderait la richesse de son tissu humain. Pour moi Camus est une sorte de symptôme. Cet homme était quand même un grand intellectuel, un Algérien et qui a théorisé l'engagement. Au moment où il aurait fallu s'engager, il n'a pas pu le faire, car la situation était si confuse et si violente qu'il n'a rien pu ou su proposer. O.M.: Dans votre vision de cette période entre 1942 et 1962, comment Camus aurait-il pu s'insérer puisque vous évoquez son roman «L'Étranger» dans «Les Mémoires dangereuses» ? A.J.: L'Étranger, c'est un peu un «remake» des «Possédés» de Dostoïevski, mais à Alger, avec un personnage qui est complètement décalé par rapport à la société mais dans un décor physique et humain totalement Algérie française, des gens qui vivent entre eux une vie quasi normale mais avec une face sombre où il y a l'Arabe, qui est là. Ce qui est extraordinaire, l'Arabe n'a pas de nom, comme le rappelait Kamel Daoud, il ne dit rien, mais sa présence est obsédante et ça se termine par un drame, à cause de cette présence obsédante. Ça, c'est le fantasme pied-noir, c'est-à-dire des gens qui se disent : «on est entre nous, on est tranquilles et il y a toujours les autres qui sont là». Il y a «eux» entre nous. O.M.: N'y a-t-il pas là au fond le fantasme de l'extermination des Indiens d'Amérique ? A.J.: Si tout à fait. O.M.: Si les Arabes n'étaient pas là, on serait bien. A.J.: Dans l'Algérie française, il y a toujours eu un fantasme de Far West et les Pieds-Noirs disaient : voilà, si nous avons colonisé, nous avons aussi construit et bâti, mais il y avait toujours cette population arabe qui était là, ayant subi la violence terrible de la conquête. O.M.: Pendant la guerre d'Algérie, il y a eu des tas de violences sur les personnes, est-ce les massacres du 20 août 1955 sont la réplique lointaine des «enfumades» ordonnées par le maréchal Bugeaud en 1845 ? A.J.: Tout à fait, il y a une sorte de répétition de massacres très violents et en fait ce sont des massacres, ça a été une façon de faire la guerre depuis le début, depuis 1830 par la terreur, visant à impressionner l'adversaire et tous ceux qui ont eu la possibilité de massacrer l'ont fait et c'est aussi l'histoire des massacres de Sétif de 1945. Il y a d'abord une manifestation pacifique, puis des coups de feu tirés par un commissaire de police, mais après il y a eu le massacre d'une centaine d'Européens et après un massacre encore plus violent de plusieurs milliers d'Algériens. Benjamin Stora avance le chiffre de 15000 Algériens tués, le FLN parle de 45000 morts, quoi qu'il en soit, on a constitué des milices et fourni des armes aux civils pour tuer tous ceux qu'ils rencontraient. Il faut faire remarquer que la terreur engendre la terreur et que chaque massacre nourrit le massacre suivant. Frantz Fanon est le seul qui ait traité le phénomène en le regardant en face, ce retournement de violences et c'est des analyses les plus pertinentes et je me rends compte qu'on a un peu oublié Fanon. O.M.: En France, aujourd'hui, on a une population plurielle, porteuse de mémoires non seulement différentes mais conflictuelles, des mémoires qui ne soutiennent aucun dialogue. Plus de 50 ans après la fin de la guerre d'Algérie, on en est toujours là, des gens qui sont compatriotes, qui furent natifs de la même terre ne dialoguent pas et alors surgissent les questions de l'identité; de nouveau nous rôdent les fantasmes de l'invasion, de l'encerclement. A.J.: Comme si les musulmans constituaient une sorte de masse qui est à la fois indistincte, opaque et menaçante alors qu'en fait les chiffres indiquent qu'en matière de mélange, de mariages mixtes, il y a petit à petit d'intégration qui se fait mais il reste toujours des difficultés, mais qui à mon sens fantasmatiques des deux côtés, c'est-à-dire à la fois chez les Français qui ont acclimaté ce sentiment d'encerclement et chez les descendants d'Algériens qui ont également cette fantasmatique du rejet. Il n'y a pas officiellement de ségrégation mais dans les faits ça se pratique. Comme dans cette histoire du faciès que je raconte dans le roman, essayez donc de définir ce qu'est un faciès, algérien, maghrébin ou arabe, c'est très compliqué, mais tout le monde le sait. Personne ne le dira, mais tous le sauront et ça un effet véritable, car les gens qui ont cette tête-là seront davantage sujets à être contrôlés par la police. O.M.: Historiens et sociologues assurent que la coloration religieuse des débats qui agitent la société française, islam, identité, immigration, ne fait que masquer les problèmes sociaux, qu'elle est somme toute un rideau de fumée. A.J.: Tout à fait. Le signifiant «Islam» masque le signifiant ethnique, qui est l'arabité. Le racisme à l'ancienne s'est transformé en une sorte de culturalisme et d'islamophobie et ce rideau de fumée cache des problèmes sociaux ressentis profondément en France. En France, dans le pays de l'égalité, voir qu'il y a de telles disparités sociales est si insupportable qu'on tente de le dissimuler par une sorte de focalisation sur les questions identitaires et ce à tel point qu'en ce moment du côté des Zemmour et consorts, du Front national, on essaie de nier les réalités sociologiques. On va chercher le petit verset du Coran qui dit qu'il faut être agressif avec les autres et on le propose comme matrice explicative aux conduites des musulmans français et on dit: c'est dans l'ADN; c'est totalement absurde. Ce qui me stupéfie, c'est l'effondrement de la pensée qui se manifeste clairement quand on recourt à de tels raccourcis. O.M.: Croyez-vous que la disparition des grands intellectuels qui ont fait la renommée mondiale de la France joue un rôle dans cette médiocrité intellectuelle ? A.J.: Je crois qu'il y a quelque chose de terrible dans l'effacement des sciences humaines. Benjamin Stora dit quelque chose qui me paraît très vrai : il faut replacer les choses et les événements dans la politique et dans l'histoire. En effet, qu'il s'agisse du Front national ou des Islamistes, ils ont ceci de commun qu'ils veulent sortir de l'histoire pour se situer dans une sorte de mythologie et la gauche française classique veut contrer le Front national en se situant dans le champ de la morale, ce qui est totalement inefficace. Notes: 1 Jean Lartéguy, romancier farouchement anticommuniste, auteur des Centurions (1960) 2 Romancier belge, né en 1957, prix Médicis pour Fuir en 2005 3 Né en 1948, Pascal Quignard est lauréat du prix Goncourt 2002 pour Les Ombres errantes. |
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