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Farid
Ziani, diplomé de l'EPAU
d'Alger, est architecte au Japon, où il est membre d'une équipe japonaise
d'architecture qui réalise des projets ayant obtenu de nombreux prix
d'architecture internationaux. Il nous a fait l'honneur et avec beaucoup de
modestie de répondre à nos questions.
Habib Benkoula : Pouvez-vous nous donner une idée sur votre parcours d'architecte expatrié ? Farid Ziani : Après avoir obtenu mon diplôme d'architecte à l'EPAU, École polytechnique d'architecture et d'urbanisme d'Alger, j'avais travaillé pendant un an dans un petit bureau d'études dans la même ville avant de prendre mes bagages pour un master «Ville Architecture et Patrimoine» à l'université Paris-Diderot en collaboration avec l'ENSA Paris-Val-de-Seine. L'année qui suivit, je me suis inscrit pour des études doctorales à la même université pour travailler sur le Post-modernisme, une thèse qui ne fut pas financée, j'ai dû alors travailler en temps partiel pendant un an. L'année suivante, j'ai pu me procurer un financement de la part du gouvernement danois pour des échanges. J'ai alors déménagé à Copenhague où j'avais libre accès aux cours que je voulais à l'université. J'en ai profité pour étudier la mythologie nordique, la philosophie existentialiste de Kierkegaard et la langue danoise. Pour l'année suivante, je n'avais plus de financement mais je suis resté au Danemark en continuant les études et travaillant partiellement. Pendant ce moment-là, j'étais en contact avec cet ami japonais, et on a fini par décider que je rejoigne son équipe. J'ai alors abandonné ma thèse de doctorat et déménagé au Japon où je travaille avec la même équipe depuis 2015. Nous sommes un petit bureau de quatre architectes qui travaillent sur des projets d'architecture ou de design intérieur, lauréats de plusieurs prix internationaux. H. B.: Quelle appréciation avez-vous de la formation en architecture à l'ÉPAU d'Alger, et quels souvenirs en gardez-vous ? F. Z. : A l'EPAU, j'étais un rat de bibliothèque, il n'y avait pas encore de wifi et les Smartphones n'étaient pas encore là. Du coup, c'est à la bibliothèque que je m'ouvrais les yeux à ce qui se faisait ailleurs. Le cursus, hélas, je le trouvais assez figé dans le temps, peut-être des années 70 ou 80, et il y a un manque flagrant de l'enseignement de l'ordre pratique. Ce n'est pas la faute à l'EPAU, car plusieurs universités en souffrent, ni à mes enseignants à qui je suis très reconnaissant, cependant, je suis sorti de l'école la tête gorgée de théories mais ne sachant pas dessiner une porte ou une section de plancher proprement parlant. H. B.: Comment avez-vous donc réussi à compléter votre formation tout en passant par Kierkegaard, initiateur de l'existentialisme chrétien ? L'intérêt que vous avez eu pour Kierkegaard est-il lié à un positionnement personnel ? Et quel lien en faites-vous avec l'architecture ? F. Z.: En Europe, je me suis orienté vers la recherche académique, ce qui fait que j'étais plus dans les différentes bibliothèques que dans les salles de cours, plus dans les salles de conférences sur l'art ou dans les musées que dans les amphithéâtres. En travaillant sur l'esthétique de l'art, en général, et celle de l'architecture, en particulier, je me suis retrouvé en train de dévorer des ouvrages de philosophie d'esthétique, de Kant, Hume, Hegel et surtout Deleuze. En arrivant au Danemark, je ne connaissais pas grand-chose sur Kierkegaard à part qu'il soit le père de l'existentialisme. Étant dans son pays d'origine et ayant l'occasion de prendre un cours librement, j'étais curieux d'en apprendre un peu plus. En premier lieu, il m'a permis de me rapprocher beaucoup plus de la culture locale, en second, il m'a renvoyé chez moi, chez Dérida et Camus. Cependant, chez Kierkegaard, je me prenais moins la tête avec ses textes d'ordre psycho-théologique tel que les trois sphères d'existence ou son traité de désespoir, mais plutôt des textes tels que «Enteneller» «ou bien ou bien» qui sont fortement liés à l'esthétique ou une combination entre l'éthique et l'esthétique. H. B.: Comment a été votre contact avec la culture japonaise ? F. Z.: Grandir dans les années 90, il est pratiquement impossible de ne pas être influencé par des mangas japonais : Dragon Ball, Saint Seiya, City Hunter et la liste est longue. C'était bien mon premier contact avec le Japon. Curieusement, c'est à l'EPAU que j'ai eu mon vrai coup de foudre avec ce pays. J'étais et je suis encore très intéressé par le patrimoine architectural et culturel. L'approche à ces questions en Algérie est incontestablement franco-italienne. Cela, bien sûr, prend tout son sens historiquement et géographiquement parlant. Mais culturellement ou sociétalement parlant, cela laisse un peu de disparités. J'ai essayé de voir plusieurs autres approches de différents pays jusqu'à ce que je tombe sur le Japon. Architecturalement, historiquement, culturellement, il n'a cessé de me fasciner. En Europe, j'ai appris beaucoup plus sur le pays et je me suis fais de nombreux amis venant du Japon. C'était devenu inévitable que j'en fasse l'expérience d'y vivre. H. B.: Justement, dites-nous plus sur comment vous vivez en tant qu'architecte cette culture du Yin et Yang qui paraît d'ici mystérieuse, même mythique, sur le rapport de la nature à l'architecture ? F. Z.: A vrai dire, pour ce qui est vivre avec la nature, je ne regarderai pas le Japon contemporain, mais plutôt la Scandinavie. Je peux avoir tort, mais je pense que le Japon d'aujourd'hui à plus peur de la nature que ce qu'il en a de respect pour elle. Ceci dit, côté histoire et patrimoine, ce pays ne cesse de me surprendre. Les vieux temples, sanctuaires, les sites naturels, les traditions qui subsistent et défient le temps, les contes et mythes millénaires ainsi que cette richissime langue et littérature, tout ça qui change aussi à chaque fois qu'on change de région; plus on croit connaître le pays et plus on s'aperçoit qu'on n'y connaît rien. En ce qui me concerne, le mythe sur le travail au Japon ne s'avère que réalité, je fais des semaines de 60 à 80 heures, et malgré cela, je profite du peu de temps libre que j'ai pour voyager au maximum. Afin d'apprendre plus ou simplement pour en profiter. J'ai eu beaucoup de chance jusqu'à présent, 38 préfectures visitées sur 47 au total. Dans tout ça, le contraste entre les zones ultraurbanisées, Tokyo étant la plus grande métropole au monde, ainsi que la métropole du Kansai regroupant Osaka, Kyoto et Kobe, comparé aux paysages naturels paradisiaques de Okinawa, Kyushu, Nagano et Hokkaido, tout ça rajouté aux milliers de sites historiques dans tout le pays, toute cette variété est difficile à trouver ailleurs. H. B.: Pouvez-vous nous donner un aperçu sur votre travail au sein de votre équipe japonaise ? Quels projets abordez-vous et comment vous les traitez ? F. Z.: Chez KTX archiLAB, nous sommes une petite équipe de quatre architectes, dont je suis le seul non japonais. Nous travaillons sur des projets d'intérieur ou d'architecture commerciale de petite ou moyenne taille : cela inclut des projets d'hospitalité : des restaurants, cafés, mais aussi des bureaux, des showrooms, des magasins, des salons de beauté. Mais surtout, récemment, beaucoup de projets dans le médical : plusieurs cliniques de différentes typologies et, en ce moment même, un hôpital de 100 lits en pleine construction. Peut-être le projet phare jusqu'à présent reste celui de la chapelle nuptiale. Nous avons une approche assez différente du standard japonais. Nous abordons chaque projet différemment selon l'ambition du client et ses objectifs. Évidemment, tout projet commence par rencontrer le client et l'écouter. Suite à la rencontre, on en discute entre membres, on essaye d'analyser la situation, les problèmes, les potentiels. Puis on y pense collectivement ou chacun de son côté, et on produit plusieurs variantes en travaillant simultanément en 2D et 3D. La suite serait de choisir la variation ou le concept le plus adéquat à la situation puis le raffiner avant de le présenter au client. Souvent, on a une série de changements après la consultation avec le client, parfois, le projet est à retravailler de la case départ jusqu'à en avoir un accord sur le concept ou la forme. C'est là que commence la phase deux, ajuster le projet en y intégrant toutes les différentes études techniques qu'on mène en collaboration avec les divers spécialistes. Durant cette phase, les multiples consultations avec le client continuent à prendre lieu pour asseoir le fonctionnement du projet au moindre détail près. Et là, il y a deux cas de figure, l'un où le projet est dans notre région où on procède à la construction, l'autre où le projet est géographiquement plus loin où le client préfère travailler avec un constructeur de son choix. Dans le premier cas, on procède à l'estimation budgétaire, celle-ci souvent suivie par un réajustement de la conception afin de respecter le budget, puis c'est la phase construction qui commence par élaborer un planning journalier détaillé. Une fois le contrat signé, notre rôle sera d'organiser la construction et de faire le suivi sur site, apporter les modifications si nécessaire. Avec cette approche, que ça soit une nouvelle bâtisse, ou une rénovation intérieure, nous ne nous définissons pas comme architectes, mais plutôt comme producteurs d'espaces. Cela se traduit naturellement dans nos conceptions qui sont centrées sur le fonctionnement, l'esthétique, et les émotions humaines générées par cet espace. H. B.: Pouvez-vous nous donner un aperçu sur les prix internationaux que vous avez obtenus ? F. Z.: Nous sommes à présent à quelque 140 prix venant de 15 pays dans le monde. Cela inclut pratiquement tous les prix les plus prestigieux en relation avec le design : IF awards, Red Dot awards, Good Design awards (celui de Chicago comme celui du Japon), et le A'Design Awards. Peut-être que celui dont on est le plus content et d'avoir gagné notre catégorie pendant le World Architecture Festival en 2019. Une compétition annuelle où se retrouvent pratiquement tous les grands noms de l'architecture dans le monde et où les délibérations se font après une présentation directe au jury durant le festival. Le fait aussi d'avoir 9 projets finalistes durant 6 éditions est assez satisfaisant. Pour être honnête, je ne pense pas que ces prix prouvent ou affirment une qualité architecturale plus que ce sont des outils de communication. C'est une manière pour nous de nous mettre en lumière mais surtout de convaincre les clients de nous faire confiance dans les choix qu'on entreprend. Cela d'ailleurs s'applique aussi pour ce qui est media, toutes les publications qu'on a eues dans la presse et les magazines d'architecture ou de variété, dans les livres ou même dans la télévision japonaise, vont dans le même sens. H. B.: Quel genre de projet souhaiteriez-vous réaliser en Algérie ? F. Z.: Le fil conducteur de ce que j'ai eu la chance d'entreprendre comme études ou travail au cours de ces quelques années de jeune architecte peut se résumer en une seule phrase : l'interprétation esthétique du patrimoine dans l'architecture contemporaine. Durant mes dernières années en Algérie, j'explorais souvent la Casbah d'Alger pour en faire l'expérience directe de ses espaces. Mon master portait sur le sujet de l'imitation dans l'œuvre de Quatremère de Quincy, puis mon sujet de doctorat qui aussi traitait de la mimesis dans le postmodernisme et le récit architectural qui en résulte. Au Danemark, je sors pour la première fois du cercle méditerranéo-latin pour voir une autre vision de comment une esthétique locale est interprétée. Et finalement le Japon. Il n'y a aucun autre pays à mon sens qui a réussi de sauvegarder une identité esthétique, voire de l'enrichir à travers une réinterprétation contemporaine de ses éléments. J'avais eu la chance d'y participer via des projets, tel que le restaurant Moritomi. Ce qui m'intéresse c'est l'architectonique plus que l'architectural, les éléments plus que l'ensemble, quoi qu'ils soient fortement dépendants. Ce que j'aimerai c'est de travailler sur un, ou des projets dans lequel je puisse explorer les possibilités d'interpréter quelques aspects du richissime héritage architectural qu'on a des différentes périodes, des différentes régions du pays. La typologie du projet n'est pas importante tant que ce dernier permet de développer quelques idées, mais j'avoue qu'un de mes rêves qui reste inachevés à présent, est de travailler sur un projet culturel, un musée, ou un pavillon, qui feront une excellente toile. Certainement une réalisation qui pourra avoir un accès public est préférable, que ça soit une administration ou un restaurant, l'important c'est que les gens puissent s'apercevoir qu'on peut être Algérien, contemporain, fier de son héritage, sans tomber dans le kitsch. *Architecte et docteur en urbanisme |