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Un fait d'actualité et la contribution d'un auteur dans un journal
français, sans lien à la base l'un avec l'autre, peuvent nous pousser à
repenser la question des moyens et des méthodes dans la lutte politique :
l'assassinat d'une fillette israélienne de 13 ans par un jeune Palestinien qui
lui a asséné plusieurs coups de couteaux et la sortie de Sansal
comparant les méthodes utilisés par le FLN dans la bataille d'Alger aux actions
terroristes commises sur le sol français depuis quelques mois et notamment
l'attentat de Nice.
La levée de boucliers contre Sansal est très intéressante : les plus virulents opposants au gouvernement algérien se sont offusqués autant que ses plus fervents défenseurs, des propos de l'auteur. Il est très concevable de juger malvenue et/ou inopportune la sortie de Sansal, d'attaquer la comparaison sur le fond, mais il est assez curieux que des opposants politiques, des personnes qui défendent le droit des Algériens à exprimer leurs divergences sur notre «présent politique», refusent énergiquement et catégoriquement que leurs compatriotes puissent développer des vues divergentes sur des faits passés. Ainsi Farouk Zahi dans le quotidien d'Oran parle d' «intransigeance» face aux constantes nationales, il rappelle, tel un bon juriste au service du ministère de l'Intérieur, les dispositions constitutionnels qui permettraient de poursuivre juridiquement le contrevenant, tout en précisant qu'il « ne sera jamais offert à M. Sansal l'opportunité d'une posture victimaire pour hurler avec les loups ». Maâmar Farah dans le Soir d'Algérie sera beaucoup moins sévère, il parlera de « (?) lignes qu'il ne faut pas dépasser car, au-delà, c'est quelque chose que nous n'avons pas connu jusque-là »1. Il ressort des nombreuses interventions dans la presse et sur les réseaux sociaux que l'indépendance est complètement assimilée à la guerre de libération, la fin est assimilée aux moyens et il devient très difficile de critiquer les moyens sans être taxé «traître» à la cause nationale. Deux questions s'imposent : la première concerne l'intérêt de reparler de guerre de libération aujourd'hui «en quoi est-il nécessaire de parler du passé ?» ; la seconde se rapporte à la problématique sur laquelle les intervenants ont soigneusement évité de s'attarder alors qu'elle représente le nœud du débat : «Quelle fin justifie l'assassinat de civils ?». Passé, présent et culture politique Nous ne disons rien de nouveau lorsque nous affirmons que le passé d'une nation fait son présent : c'est la guerre de libération et l'indépendance qui ont fait l'Algérie et ses symboles ; c'est dans notre passé que nous retrouvons les racines de nos tabous et réflexes collectifs. C'est la guerre de libération qui nous a fait émerger dans le monde comme communauté nationale ; c'est elle qui forge naturellement notre culture politique actuelle. Et beaucoup d'éléments qui font notre culture politique actuelle se trouvent dans ces réactions d'auteurs, journalistes, militants face aux propos de Sansal. Nous redécouvrons à cette occasion nos vieux réflexes, nos tabous et nos blocages. Au-delà de ce qu'écrit Sansal, car cet article ne s'intéresse pas à sa contribution même mais aux réactions qu'elle a suscitées, pourquoi une réflexion sur les méthodes et les moyens utilisés par les combattants algériens devrait-elle être menée en Algérie ? Nous pourrions lancer, comme le ferait un simple fervent défenseur de la liberté d'expression : parce qu'un Algérien est libre d'exprimer ses idées mêmes celles qui nous répugnent !! Mais nous choisissons d'en dire un peu plus. Les détracteurs de Sansal semblent oublier que les moyens et les méthodes, ainsi que l'idée même de l'indépendance de l'Algérie ont constitué dans le passé non pas «un fait de dame nature» mais une option politique. C'est-à-dire que dans l'Algérie colonisée, l'indépendance, les méthodes devant y mener ont été des choix d'hommes pour lesquels il ne pouvait y avoir un consensus de tous les indigènes musulmans2. Ceci n'est pas une critique en soi, c'est un rappel pour ceux et celles qui veulent ériger des choix politiques en divinité qu'il ne s'agirait que de prier et jamais de questionner. Que l'Etat algérien fasse de ces questions des constantes nationales ça reste dans l'ordre naturel des choses (pour un Etat démocratique ?), c'est l'indépendance qui a fait l'Etat algérien ! Aucun mouvement politique prônant le retour du colonisateur, ayant pour programme de convaincre la France de reconquérir nos terres ne peut voir le jour en Algérie, il ne sera jamais reconnu mais plus important encore : il devra faire face à l'opposition et au rejet de l'écrasante majorité du peuple algérien, parmi laquelle figureront beaucoup de ces auteurs qu'on juge trop facilement «nostalgiques». Hors du champ politique formel (mouvement, parti et élections), la «nostalgie», le «doute», la «remise en question» doivent pouvoir s'exprimer librement si nous adhérons vraiment à l'idée d'un droit à la liberté d'expression. Défendre ce droit ce n'est pas défendre cette nostalgie, ce doute et cette remise en question. Dans ce cadre, afin d'éviter toute assimilation de leurs propos à un appel à une censure «injuste», F. Zahi et M. Farrah se référeront au traitement politiquo-juridique de l'histoire, plus particulièrement du souvenir de la Shoah en France. Pour les journalistes, même dans ce pays dit des droits de l'homme, il existerait des lignes rouges à ne pas dépasser quand il s'agit de faits historiques. Dans un premier temps il faut rappeler à nos journalistes que dans cette France qu'ils semblent en même temps critiquer et prendre en exemple, il n'existe pas de consensus sur l'opportunité d'un traitement juridique de la mémoire ; bien au contraire, des militants et des auteurs continuent à lutter pour conquérir de nouveaux espaces de libertés dans ce domaine. La liberté d'expression de Dieudonné a bien été défendue par bon nombres de journalistes et d'auteurs. De quelle France donc nous parle-t-on exactement ? Ensuite, il est évident que les deux journalistes confondent deux notions : «négationnisme» pour le cas de la Shoah (génocide arménien également cité dans la chronique de F.Zahi) et «lecture de faits historiques». Dans le premier cas il s'agit de la négation de faits historiques avérés : le projet d'extermination des Juifs par l'Allemagne nazie qui s'est concrétisé très partiellement ; dans le second cas nous sommes devant des faits historiques qui acceptent par leur nature des définitions et lectures divergentes. Ainsi, par exemple, la colonisation de l'Algérie par la France est pour les Français un fait avéré, c'est un fait historique non discutable, mais la décision politique de coloniser des contrées a toujours constitué un sujet historique discutable. Il se trouve que personne ne conteste la colonisation mais que des mouvements et des personnes contestent la tentative d'extermination des Juifs. Pour résumer sur ce point : le négationnisme n'est pas une lecture critique de faits historiques mais une négation de faits historiques, et en France la criminalisation du négationnisme a ses fervents opposants ; la loi Gayssot qui fait de la contestation de «l'existence» de crimes contre l'humanité un délit est régulièrement critiquée et dénoncée. La comparaison pour le cas qui nous intéresse est donc non seulement invalide sur le fond mais permet de soulever une sérieuse incohérence : ce sont les mêmes personnes qui se réfèrent à l'exemple français pour le cas Sansal qui d'offusquaient hier du sort réservé à Dieudonné dans cette même France. Maintenant nous pourrions imaginer que ceux qui sacralisent «l'indépendance» en tant que constante nationale peuvent accepter de se situer à un moindre niveau de critique et de réflexion, ils accepteraient ainsi de discuter les moyens utilisés en les dissociant de la fin visée. Ceci également semble relever de l'impossible : les moyens sont complètement assimilés à la fin. Ainsi, pour H.O d'El Watan3 par exemple « ?tenter de mettre au même niveau le terrorisme et une légitime résistance pour briser les chaînes du colonialisme, c'est donner raison a posteriori à l'occupation coloniale ». L'indépendance étant une fin noble, toutes les voies qui y ont menées le sont aussi : la fin justifie ainsi TOUS les moyens (qui, rappelons-le, ne se résumaient pas aux attentats contre les civils). Cette assimilation des moyens à la fin constitue toute la source de notre réflexion politique sur l'utilisation de la violence aujourd'hui. Des Palestiniens ont choisi d'utiliser l'agression au couteau contre des Israéliens comme moyen de résistance : un Algérien peut-il assumer être contre ces pratiques ? La réponse nous la connaissons, se positionner aujourd'hui contre ces méthodes c'est condamner du même coup par effet rétroactif les combattants algériens. La guerre de libération devait aboutir à l'indépendance mais certains veulent la voir outrepasser cet objectif : elle devrait continuer à nous indiquer les bonnes remises en question et les mauvaises, et nous empêcher surtout de voir le monde avec des yeux nouveaux. Que les attentats contre les civils figurent parmi les méthodes admises pendant la guerre de libération et nous voilà fixés sur la légitimité qu'on donne à ces moyens, et ceci à tout jamais. C'est le passé qui continue à dicter nos limites, nos valeurs dans le présent. Quelles fins politiques justifient l'assassinat de civils ? Ou le danger de la nature extensive de la notion de «résistance» M. Farrah rappelle et interpelle : «l'ennemi avait les armées, les tanks, les avions et, en plus, les bombes des ultras ! Nous n'avions que les bombes traditionnelles de nos combattantes: s'il y a crime, ne faut-il pas plutôt en situer la responsabilité ?». F. Zahi écrit: «Faute d'avions bombardiers, nos résistants et résistantes usèrent de prosaïques couffins piégés». Les attentats ciblant des civils français s'inscrivent, comme tout le monde sait, dans une guerre d'opprimés contre oppresseurs, entre colonisés et colonisateurs ; ils ont constitué le moyen du faible ; ils sont de bons moyens parce que «les seuls moyens», parce que le faible en a usé. Les tenants de ce discours ne semblent pas s'inquiéter de ces réflexes qu'ils contribuent à ancrer dans la société en sachant que des faibles et des opprimés il y en aura toujours, c'est en leur nom que les luttes politiques sont menées. Evidemment, la majorité insistera pour dissocier guerre de libération et luttes politiques internes propre à chaque pays. Farrah s'exclame: «Voilà comment on devient «terroriste» chez nous, M. Sansal. Pour la liberté et la justice ! Pour que des étrangers ne viennent plus nous insulter dans nos maisons après avoir tout pillé (?)». On devient terroriste pour la liberté et la justice, il se trouve que ce n'est pas toujours «l'étranger» qui nous empêche d'y accéder. L'indépendance n'est pas le seul évènement politique censé apporter la liberté et la justice justement, tous les protagonistes politiques visent ces fins contre «les leurs». Et puis la notion d'étranger (hizb frança) n'est-elle pas convoquée contre les nôtres dans la lutte politique ? Quelle sera notre réaction lorsque les indépendantistes kabyles qui parlent d' «Etat algérien colonisateur», décideront de s'appuyer sur de pareils propos pour lutter contre «l'étranger» par tous les moyens ? «La résistance» comme baromètre ? Pour savoir s'il est permis de s'attaquer aux civils ? Tout le monde se réclame de la résistance, tous les militants résistent aux forces du mal qui constituent l'autre camp. La notion de résistance est extensible à souhait. Nous n'essayons pas ici de faire équivaloir toutes les luttes et les projets politiques, mais notre propos vise à montrer qu'une culture de violence se forge aussi par la banalisation de certains qualificatifs exigeants des justifications très soutenues. L'utilisation même des qualificatifs «faibles» et «résistants» fait partie intégrante du débat politique, nous pouvons néanmoins choisir de refuser que ces statuts, quelle que soit leur légitimité, justifient l'assassinat de civils. Nous ne pouvons pas espérer une société pacifiée lorsque le recours à la violence contre les civils n'est plus présenté comme une option politique mais comme «réaction» légitime qu'il faudra à chaque occasion célébrer. M. Farrah rappelle : «On n'était pas dans une guerre traditionnelle et tout devenait possible car la haine et la folie destructrices ont pris la place de la raison»; nous pourrions dire exactement la même chose de la décennie noire : tout est devenu effectivement possible? Les porteuses de feu étaient des combattantes, des militaires, et pour un militaire le seul objectif à prendre en compte c'est la victoire, ceci est un fait déplorable mais réel. Que des écrivains, journalistes, militants viennent apporter le soutien théorique aveugle aux actions militaires, a fortiori des décennies après dont une de guerre civile, montre la force de nos réflexes collectifs qui n'ont jamais été dérangés. Dans sa contribution, M. Farrah a le courage de concéder ceci : «(?)Nous nous risquions même à travestir légèrement la réalité, à faire pousser un peu la démagogie, à montrer les nôtres sous le meilleur jour, parce que nous avions la certitude d'agir pour le bien de ce pays, pour que les générations montantes ne soient pas démoralisées et, parce que, aussi, à défaut de nouveaux modèles, nous étions obligés de nous accrocher aux anciens et qu'il ne fallait donc pas les descendre de leur piédestal». Malheureusement, les générations montantes ne seront pas simplement des générations démoralisées mais pire, des générations qui refusent plus que les précédentes de questionner l'histoire et qui vénèrent la violence tant qu'elle représente le moyen de leur camp ; c'est le raisonnement qu'on les a encouragés à avoir. La culture politique nationale s'est construite autour de ces discours «démagogiques» ; la culture politique est d'abord celle des citoyens qui ont une cause à gagner, celle des «faibles». Les voulons-nous responsables, conscients qu'ils sont les forts de demain et que leurs moyens en tant que faibles seront leurs moyens en tant que forts ? Voulons-nous des résistants conscients de leur responsabilité qu'il mesure à la responsabilité de leurs oppresseurs ? Voulons-nous des résistants qui sacralisent la vie humaine au point de lui sacrifier ces lendemains qui chantent et qui ne viendront en réalité jamais, ou préférons-nous des faibles que rien n'arrête, qui laissent a priori « la haine et la folie destructrice prendre la place de la raison » ? Les moyens doivent jouir de la même attention que les fins politiques, car la morale s'exprime dans les moyens, c'est eux qui font bousculer une personne de simple acteur politique à terroriste mais c'est surtout eux qui détermineront les limites de la confrontation politique dans l'avenir. Cet avenir est façonné par les faibles du temps présent, le meilleur service qui peut leur être rendu est une exigence sans faille sur les moyens et méthodes utilisés. Notes 1- V. Chronique de Farouk ZAHI dans le Quotidien d'Oran du 28 juillet 2016, p.08: «M.Sansal, écrivez?mais de grâce taisez-vous !» et la chronique de Maâmar FARAH dans le Soir d'Algérie du même jour, p.24 «Non, M.Sansal, ce n'étaient pas des «terroristes»?» 2- V. à ce propos l'article de Smail Mehnana «l'histoire et le mythe» sur le journal en ligne tariqnews du 4 juillet 2016 (article en arabe), lien: http://www.tariqnews.com 3- V. El Watan du 26 juillet 2016, p.2 «Il se dit victime d'un acharnement, les faux fuyants de Boualemn Sansal». |
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