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Sous les auspices de la
Charte de Tripoli de juin 1962, pour une conception nouvelle de la culture (1),
fondée sur le triptyque «national, révolutionnaire et scientifique», il était
attendu la réalisation d'une rupture avec un ordre colonial révolu, qui aurait
garanti la cohérence d'une démarche révolutionnaire, celle d'un peuple libéré du
joug colonial.
Néanmoins, devant l'urgence et la nécessité d'assurer et de garantir la sécurité juridique du pays, la première Assemblée constituante de l'Algérie indépendante avait décidé de reconduire, jusqu'à nouvel ordre, la législation française en vigueur au 31 décembre 1962 (2). Cette décision était motivée par des « circonstances [qui] n'ont pas encore permis de doter le pays d'une législation conforme à ses besoins et à ses aspirations. Mais il n'est pas possible de laisser le pays sans loi... C'est pourquoi, il y a lieu de reconduire la législation en vigueur au 31 décembre 1962, sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineté nationale... » (3). Remis dans le contexte, le point de vue du juriste Maitre Ahmed Mahiout, sur la question est utile à rappeler:« C'est une position de bon sens car on ne peut pas, du jour au lendemain, remplacer le droit colonial et il faut un certain temps pour mener à bien une opération de cette ampleur... Néanmoins, on peut être surpris de voir ainsi un pays sortant d'une guerre longue et meurtrière chausser en quelque sorte les bottes juridiques de la puissance coloniale, se tourner vers les codes, les lois et les règlements français pour leur donner effet, surtout que ces instruments ont constitué un arsenal du droit de la répression qui a sévi en Algérie, notamment pendant la période de la guerre de libération » (4). La première législation algérienne avait ainsi reconduit le dispositif juridique français, dans sa forme et son contenu, ses cadres de référence, ses catégories de pensée, ses concepts et notions, pour réaliser « techniquement », le transfert de souveraineté. Le droit français a été repris comme source principale du droit, à l'exclusion du statut personnel, des successions, des donations et des biens wakfs, qui demeurèrent régis par le droit musulman. Le fait paradoxal dans cette opération est que le patrimoine culturel «indigène », qui participe fondamentalement de la sphère coutumière, n'est pas éligible au dispositif juridique français, car indivis et donc antagonique et concurrent du droit civiliste romano-germanique. UNE LOI POUR LES FOUILLES ET LA PROTECTION DES SITES ET MONUMENTS HISTORIQUES ET NATURELS (1967) La séparation entre le droit civiliste français et le droit coutumier musulman est actée par la production, en 1967, du premier texte législatif relatif aux fouilles et à la protection des sites et monuments historiques et naturels. L'intitulé même de ce texte, pris sous la forme d'une ordonnance, est significatif du souci de codification et d'administration de l'Héritage culturel (sites et monuments historiques et naturels, fouilles archéologiques) par le système juridique français. Comment le législateur algérien allait-il garantir la neutralité de cette ordonnance et y extirper « les dispositions contraires à la souveraineté nationale et celles qui sont d'inspiration colonialiste ou discriminatoire ou portant atteinte aux libertés démocratiques ». D'aucuns avaient considéré que l'ordonnance de 1967 n'avait qu'une incidence technique sur l'Héritage culturel. En, effet, devant l'absence d'un corpus de savoir en matière de droit, d'histoire et d'archéologie, le législateur algérien n'avait pas d'autres choix que d' endosser les lois françaises dans leur versant technique, pensant que le transfert pouvait se réaliser, du moins dans un premier temps, par une simple transposition de missions, d'édifices et d'équipements. L'ordonnance de 1967 avait reconduit l'essentiel de l'arsenal juridique français, dans la cohérence de ses articulations thématique et chronologique, consubstantiellement à l'historiographie juridique française, qui remonte jusqu'à la révolution de 1789(5) Il est entendu, ici, qu'avant 1962, l'Algérie était considérée comme département français, s'inscrivant dans la cohérence d'un même processus historique, et cela depuis la première loi de 1887 sur les monuments historiques, qui disposait dans son article 16 (chapitre IV) sur les dispositions spéciales à l'Algérie et aux pays de protectorat, que «dans cette partie de la France, la propriété des objets d'art ou d'archéologie, édifices, mosaïques, bas-reliefs, statues, médailles, vases, colonnes, inscriptions qui pourraient exister, sur et dans le sol des immeubles appartenant à l'État ou concédés par lui à des établissements publics ou à des particuliers, sur et dans les terrains militaires, est réservée à l'État» (6). Ceci nous mène à nous interroger sur les aspects de doctrine, sur le recueil des avis de juristes, de spécialistes et autres documents de référence, qui ont permis cette translation, d'une situation juridique française, jadis destinée à une population coloniale d'Algérie, de droit civiliste, à une autre situation juridique, relative à un peuple nouvellement indépendant, de tradition communautaire et relevant d'une temporalité coutumière. Au-delà de ses mécanismes opérationnels, l'ordonnance de 1967 a cette singularité d'avoir endossé le quadrillage départemental de l'Algérie coloniale, sans le Sahara. Un découpage territorial arrimé à un Atlas archéologique (Cf. Stéphane Gsell), qui consacre la partition du pays en deux entités distinctes : une Algérie du Nord, marquée par l'omniprésence des sites et monuments romains et un Sahara dit « territoires du sud », une surface dix fois plus grande, où la romanisation n'a pu s'établir. La ville de Messaâd constituant la limite d'extension vers le Sud des traces romaines. La circonscription archéologique n'allant pas au-delà de cette limite. Le Sahara ne sera jamais soumis au régime des circonscriptions archéologiques, un No man's land archéologique, où l'absence de traces puniques, romaines, vandales, byzantines, ottomanes, interdisait tout ancrage territorial. L'arrêté du 26 avril 1949, précisant le mode de création en Algérie des circonscriptions territoriales pour la surveillance des gisements archéologiques et préhistoriques (7) et l'article 7 de l'ordonnance de 1967 disposant : « Le territoire national est divisé en circonscriptions archéologiques... ». La France ne pouvait se déjuger, en remettant en cause son principal argument lors des négociations des Accords d'Evian : « le vide saharien ». Pour elle : « L'Algérie n'a jamais étendu sa souveraineté sur les territoires du Sahara. Ses occupants ou ses conquérants ne s'y sont jamais installés, qu'il s'agisse des Romains ; des Vandales, des Byzantins, des Turcs. Les deux territoires [Algérie-Sahara] n'ont été réunis sous la même souveraineté qu'au moment où la France a occupé le Sahara. Il était alors une terre sans maître et aucun lien historique n'existait entre l'Algérie et le Sahara », en ajoutant que « Le Sahara est distinct de l'Algérie car il est le vide...»(8). Alors que dans la partie nord de l'Algérie, le transfert de souveraineté se réalisa dans le cadre des mécanismes juridiques et instruments administratifs préexistants, en plus d'un accompagnement technique, prévu par un accord de coopération, arrivé à termes en 1968, le Sahara s'est trouvera, de fait, en dehors de ce processus, car non inscrit dans un maillage juridique et institutionnel. Il est exclu de toute cadastration administrative, fondée sur l'héritage culturel (circonscriptions archéologiques, classement en monuments historiques). Un déficit de patrimonialisation chronique, qui ne sera pas résorbé, non pas par manque de volonté politique, mais par absence de mécanismes idoines d'appropriation d'un patrimoine, dont les caractéristiques n'épousent pas le format classique des monuments historiques. C'est dans le registre de parcs nationaux, relevant du droit de l'environnement et non du patrimoine culturel, que le Sahara sera pensé, tels les parcs nationaux du Tassili N'Ajjer et de l'Ahaggar. L'ordonnance de 1967 s'est confortablement installée, pendant une trentaine d'années (1967-1998), dérogeant même à l'exigence de la loi du 05 juillet 1973, qui mettait fin, à compter du 05 juillet 1975, à la loi de reconduction de la législation française. Il faut bien reconnaître que dans son énoncé et ses mécanismes, elle présente une cohérence remarquable, qui procède d'un riche corpus juridique dans les domaines de l'archéologie et des sites et monuments historiques et naturels ainsi que d'une jurisprudence substantielle en matière de domanialité publique et de règle d'inaliénabilité, les deux clés du système de protection. Or, et c'est là, la pierre d'achoppement, toutes ces caractéristiques juridiques et opérationnelles son applicables à une Algérie, pensée sous le prisme du département français. Il est bien certain que dans cette acception, cette ordonnance a bien servi la protection des fouilles, des monuments et sites historiques et naturels. UNE LOI DU PATRIMOINE CULTUREL (1998) En 1998, l'ordonnance de 1967 est remplacée par une loi portant protection du patrimoine culturel. Elle a la qualité et la force d'avoir été adoptée par une Assemblée pluraliste (deux Chambres), en réalisant, sur le plan politique, une rupture avec l'ordre ancien, par l'établissement d'une jonction entre le patrimoine culturel et la société. Ce n'est plus une loi des sites et monuments, mais une loi du patrimoine culturel de la nation. Elle répond à une commande politique et une attente sociale. Le patrimoine culturel est envisagé, désormais, dans la perspective d'une production sociale et d'une construction collective. Cette nouvelle réalité commandait de revisiter le système juridique en vigueur, dans sa philosophie et surtout dans ses mécanismes, en remobilisation le droit coutumier, dans la perspective d'une Algérie totale et intégrale, ce qui ne fut pas le cas. Tout en exprimant la reconnaissance du patrimoine culturel de la Nation, cette loi est demeurée enchâssée dans l'armature de l'ordonnance de 1967, en reproduisant ses outils et ses mécanismes, non plus dans leur cohérence et leur continuité jurisprudentielle, mais comme artefacts, désarticulés et détachés de tout ancrage. Les notions de «classement», d'«ouverture d'instance de classement», de «monument historique», de «zone de protection», d'«inventaire général des biens culturels», d'«inscription à l'inventaire supplémentaire », de « secteur sauvegardé », qui constituent la charpente métallique du système juridique français, depuis la révolution de 1789, et qui relèvent d'une codification « spécifiquement» française, sont reprises, en leur état, dans la loi n°98-04.L'ambigüité et la difficulté sont d'autant plus grandes, lorsque cette loi est traduite en arabe version officielle opposable dans une terminologie qui la décharge complètement de son contenu notionnel, particulièrement codifié (9). Porter un regard critique sur le processus de translation du colonial au post colonial et du transfert, d'abord mental et psychologique, de l'objet (monument) au sujet (patrimoine), c'est nécessairement ajuster les outils d'examen et d'analyse à la nature des objets et des sujets sollicités, qui peuvent recouvrir de multiples facettes, allant du champ scientifique et technique à ceux juridique, politique et idéologique. POUR UNE PERSPECTIVE DES BIENS CULTURELS Dans cette contribution nous avons voulu convoquer le sujet non pas dans le seul registre politique, celui du recouvrement de la souveraineté, mais dans celui, aussi, technique, d'appropriation des infrastructures, des équipements et du mobilier archéologique, support d'une identité et d'une mémoire recouvrées. L'acte de diagnostic, à une première échelle d'observation, consiste à analyser et évaluer le sujet dans ses différents compartiments, la fouille, la recherche scientifique, la protection et la conservation, la restauration, la valorisation, la patrimonialisation des biens archéologiques mobiliers et immobiliers, les musées et les politiques et stratégies envisagées. C'est un vaste chantier et un exercice fort complexe, surtout dans le cas de l'Algérie, dont la géographie et l'histoire sont singulières (Cf. patrimoine saharien). Un exercice où l'on doit se placer dans de deux postures différentes voire antagoniques : la première, celle d'un contexte colonial, qui a duré 132 ans (1830-1962), marqué par des politiques et des stratégies de fabrication d'une mémoire et d'une conscience coloniales, pour justifier et légitimer la possession française de l'Algérie, avec un corpus documentaire, conceptuel et terminologique des plus fournis, et la seconde, correspondant à un contexte national, dans lequel l'Algérie indépendante est appelée à rétablir, réhabiliter et restaurer son identité et sa conscience nationales. Depuis l'ordonnance de 1967 et la loi de 1998, les champs politique, économique, social et culturel ont été traversés par des transformations notables voire des mutations, tout particulièrement le passage d'une économie administrée à une économie libérale, commandant un réexamen et une reformulation des politiques et des stratégiques, dans le sens d'une plus grande ouverture et flexibilité, or le champ du patrimoine culturel est demeuré enchâssé dans une armature juridique qui l'empêche de produire les ressorts nécessaires à la construction d'un droit national (doctrine juridique, outils conceptuels et méthodologiques). La difficulté de réaliser ce saut qualitatif réside dans la prégnance d'un dispositif bloquant : Le « Monuments historique », pierre d'achoppement, qui maintien solidement les liens de filiation entre les terrains juridiques français et algérien. Sortir du Monument historique pour accéder au patrimoine culturel, passe nécessairement par une déconstruction de tout un édifice notionnel et la construction d'un nouveau bâti avec d'autres matériaux de construction. Il se dégage, alors, la nécessité de repenser le sujet sous le prisme de l'historiographie nationale, en allant au-delà de la notion de « patrimoine », trop subjective voire insaisissable, pour accéder à des significations juridiques plus précises et mesurables, en investissant davantage dans le champs juridique des « biens culturels », mieux identifiables et appropriables et moins chargés. Des pays à forte charge patrimoniale, comme l'Italie, ont des lois qui protègent, d'abord, les biens culturels. Une piste de réflexion qui permet, par ailleurs, d'ouvrir le spectre à une approche archéologique ancrée à un territoire total et intégral. *Dr. Renvois (1) Charte de Tripoli de juin 1962, texte fondateur de la République algérienne démocratique et populaire. (2). Lo n°52-157 du 31 décembre 1962 tendant à la reconduction, jusqu'à nouvel ordre, de la législation en vigueur au 31 décembre 1962 (3) exposé des motifs de la loi du 31 décembre 1962 (4).Consigné dans un article de la revue Insanyat, intitulé « Les séquences du changement juridique en Algérie. Cinquante ans de droit (1962-2012) ». (5) - Loi française du 2 mai 1930 relative aux monuments naturels et sites de caractère artistique, historique, scientifique légendaire et pittoresque, et l'ensemble des textes qui l'ont complétée et modifiée ». - Ordonnance n°45-1546 du 13 juillet 1945 portant organisation provisoire des musées des beaux-arts ». - Décret du 14 septembre 1925 concernant les monuments historiques en Algérie, modifié par des décrets des 3 mars 1938 et 14 juin 1947 et la loi du 21 novembre 1954 ». - Décret du 9 février 1942 étendant à l'Algérie la loi du 27 septembre 1941 confirmée par l'ordonnance du 18 septembre 1945 sur les fouilles intéressant la préhistoire, l'histoire, l'art et l'archéologie ». - Décret du 10 septembre 1947 réglementant la publicité, l'affichage et les enseignes en Algérie ». - Arrêté du 26 avril 1949 modifié et complété portant création en Algérie de circonscriptions territoriales pour la surveillance des gisements archéologiques et préhistoriques ». (6) Loi du 30 mars 1887 sur la conservation des monuments historiques et objets d'art ayant un intérêt historique et artistique (7)Arrêté du 26 avril 1949 modifié et complété portant création en Algérie de circonscriptions territoriales pour la surveillance des gisements archéologiques et préhistoriques ». (8)Roland Cadet, l'un des négociateurs d'Evian : Sixième séance du mercredi 31 mai 1961, consacrée au Sahara). (9) Voir Le Soir d'Algérie du 13.01.2019 : « La mécanique du classement en monuments historiques ». |
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